Au départ, le collectif Festin Commun, composé d’étudiant·es et travailleur·ses Calédonien·nes vivant en France, avait pensé ce rassemblement fin août 2020 en Dordogne, autour de la question du référendum du 4 octobre 2020 pour l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Mais leur projet s’est vu annulé par l’arrêté d’un maire ayant interdit les rassemblements privés de plus de 10 personnes sur sa commune, pour cause de Covid, ce qui, à l’époque, apparaissait soit comme de l’avant-garde, soit comme du zèle, selon les subjectivités de chacun. Quoi qu’il en soit, c’est bien à partir d’une invitation à produire leur événement dans des zones insoumises, sans craindre la police ni ses amendes, que cette rencontre au Goutailloux fut possible, devenant alors veillée électorale du 3 au 4 octobre, jour du vote du second référendum en Nouvelle-Calédonie. L’événement s’est également transformé en sorte de « rencontre internationale », en présence non pas de seuls Calédoniens, mais en compagnie de Guyanais, Soudanais, Occidentaux, Congolais, et autres peuples présents dans la région.
En effet, la question de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie ne semble pas passionner les médias ni la majorité des Français, et bien souvent les Calédoniens présents en France se retrouvent plutôt entre eux pour en débattre. Or, pendant ce week-end, la question de l’indépendance et de la place de la société kanak ont pu être mises en jeu autour de différents peuples, chacun apportant les complexités de la situation politique de son propre pays, afin d’enrichir les réflexions. Et elles furent nombreuses, autour de la simple question-tiroir proposée par le collectif Festin Commun : « Comment vois-tu ton pays dans le futur ? » Cette question, au départ adressée aux Calédoniens, a ainsi pu résonner de manière mondiale, grâce à la présence de cette diversité culturelle internationale. Car au fond, comme pour un collectif, comme pour un couple ou une famille, il est souvent assez sain de sortir de son entre-soi pour s’ouvrir aux regards extérieurs : cela amène automatiquement de la complexité, de la respiration, de l’ouvert. Ainsi, de nombreuses conversations passionnantes et souvent passionnées ont pu durer toute l’après-midi jusqu’au soir, où les festivités ont pu commencer, où le bougna (plat communautaire kanak) a pu être servi, et où les groupes de musique ont pu s’enchaîner de 21 h jusqu’à 9 h du matin.
Le lendemain, après une nuit blanche pour la plupart, était diffusée sur un écran la soirée électorale de la chaîne locale calédonienne NC La Première TV. Les résultats allaient apparaître au fur et à mesure. Des journalistes de NC La Première TV étaient par ailleurs présents durant le week-end à la demande de Festin Commun, multipliant les images de la grange du Goutailloux sur la télé calédonienne, sur le web, et effectuant même un direct. Nous assistions alors à un étrange moment : regarder sur un écran émettant un direct depuis la Nouvelle-Calédonie nos propres corps au milieu de la grange, en entendant en écho la journaliste dire « en direct de la ferme du Goutailloux... ». Puis ce fut le tour de France 3 Limousin, toujours à la demande de Festin Commun, où surgit cet étrange parole de la part de l’un d’entre-nous : « Le Goutailloux ce n’est pas politique : nous accueillons des peuples en luttes qui se posent des questions, et les questions sont nombreuses. »
En effet, la volonté des organisateurs de Festin Commun et de leur média internet Lakaz’en live était bien de produire un événement « non-politique ». C’est-à-dire d’inviter tous les Calédoniens présents en France, indépendantistes ou loyalistes, Kanaks ou non, à venir discuter ensemble de l’avenir de leur pays, en dehors des étiquettes et des institutions. C’est donc en partie pour « jouer le jeu » que cette phrase sur le Goutailloux est sortie. Mais, considérons également cette phrase comme une forme de pied de nez, car si la volonté d’une partie des habitants du plateau de Millevaches reste bien de se défaire de tout parti ou opération politiques, il n’en reste pas moins que le Plateau est un pays de luttes. Il s’agit donc bien de là, en sous-texte, d’affirmer, à l’instar des premiers Gilets Jaunes, que « c’est justement parce que ce n’est pas politique, que cela est offensif ». Ce week-end est malgré tout tombé sous les radars de journalistes réactionnaires de La Première, en témoignent ces rumeurs colportées sur des forums parlant de « coup organisé localement par la France Insoumise et le NPA ! ». Cela prouve bien qu’ils n’ont pas encore compris qu’en effet, nous ne sommes pas politiques.
Puis, vers midi, après une nuit entière à veiller, à se rencontrer, à danser, la nouvelle tomba enfin : 46,7 % de OUI à l’indépendance. Pour beaucoup la déception succéda à l’euphorie, et certains s’en allèrent faire un tour dans la forêt, d’autres se couchèrent dans un coin, subitement malades. Oui, le NON fut une déception, car nous étions nombreux à y croire. Mais pour considérer le verre à moitié plein : c’est déjà 3,5 points de plus qu’en 2018, où le premier référendum avait produit une surprise avec 43,3 % pour le OUI à l’indépendance, là où les loyalistes attendaient plutôt 30 %... C’est donc une avancée à laquelle nous assistons. Avec les 6 000 jeunes Kanaks qui vont pouvoir s’inscrire au prochain, cela rétrécit encore dangereusement le camp du NON, qui se fait en effet du souci. À tel point que, coup de théâtre, le parti loyaliste principal, Calédonie Ensemble, présenta dès le 5 novembre 2020, des pistes de réflexion pour proposer, contre toute attente, un « OUI Républicain ». En effet, devant la dangereuse perspective de voir la Nouvelle-Calédonie s’en aller avec un vote majoritairement autochtone, le camp occidental retourne sa veste et change de stratégie, face à ce OUI inquiétant et largement à définir. Un OUI afin de contrebalancer les effets potentiellement désastreux pour les colons d’une majorité autochtone ? Un OUI afin de coaliser une forme de colonisation politique et économique stabilisée de la Nouvelle-Calédonie, troisième productrice de minerais rares dans le monde, dont le fameux nickel ?
« Les Calédoniens ont besoin de se parler » constatait Hassan, un des organisateurs de Festin Commun, à la fin du week-end. « Et ils ont besoin de se parler avec d’autres peuples, et aussi, ils ont besoin de se voir en vrai, dans des endroits conformes à la situation actuelle… » rajoutait-il, en faisant allusion aux contraintes liées au Covid-19. Car, au-delà de la magie de ces rencontres, la ferme du Goutailloux et le plateau de Millevaches leur sont apparus comme un lieu de possibles, où d’autres événements pourraient être organisés, ici, ou ailleurs, en vue d’une réflexion de deux années avant le prochain référendum de 2022, en lien avec les nombreux peuples et réflexions révolutionnaires qui habitent la France d’aujourd’hui. Car nombreux parmi ces étudiants désirent rentrer en Nouvelle-Calédonie avant le prochain référendum, et, avec une nourriture intellectuelle et sensible éprouvée en France, essayer de faire entendre des idées nouvelles aux Calédoniens, afin de creuser le débat sur cette nouvelle société qui pourrait naître des urnes en 2022. Faut-il accepter un OUI Républicain au prix de mieux faire passer la colonisation institutionnelle des peuples océaniens ? Faut-il accepter le OUI Républicain, tout en bouleversant les institutions localement, une fois l’indépendance acquise ? Les questions sont nombreuses, et nous avons deux ans avec eux pour y réfléchir. Ces rencontres auront finalement peut-être surtout servi de point de départ pour des cheminements ultérieurs, autour de la question océanienne et décoloniale, riche en promesses, autant pour les uns que pour les autres. Souvenons-nous du Larzac qui avait également soutenu les luttes kanak dans les années 1980, avec cette étonnante résonance entre Larzac, Kanak, Tarnac... En tout cas, des rendez-vous sont en train d’être pris, les Calédoniens et Kanaks reviendront par ici et passeront également par ailleurs. À bientôt donc, pour de nouvelles aventures océaniennes.
Florent Tillon