On aimerait croire que ce petit gars du Plateau, scieur de long né à Nedde, a eu une mort aussi douce. Il est probable que sa mort ne ressembla pas à ce gentil Dormeur du val. Mais voyez donc : le 27 novembre 1872, Charles Regaudie, maire de Nedde, retranscrit sur ses registres d’état-civil la disparition à la guerre de son jeune administré, Gabriel Moratille. La date est ici d’une grande importance, sa disparition date en effet du 1er septembre 1870, soit 27 mois plus tôt, à Sedan. On sait que ce jour-là eurent lieu les désastreux combats qui précipitèrent la capitulation. Même si la fiche matricule de ce soldat n’en fait aucune mention, on sait que, le 18 août 1870, son régiment était à Gravelotte, où il tombait ce que vous pouvez imaginer, et même à Reichshoffen, où les fringants cavaliers chargeaient.
Aujourd’hui, cette guerre est en grande partie oubliée. Trop loin, et puis les noms ne figurent pas sur les monuments aux morts. C’est pour cette dernière raison qu’une opération de recherche vise actuellement à reconstituer la liste des tués, blessés, disparus de cette guerre. Mené par des généalogistes, ce collectage obéit à une logique qui m’agace : redonner leur juste place à ces morts « pour la patrie ». Voyons cela : la France du IIe Empire déclare la guerre au Royaume de Prusse (l’Empire Allemand n’existait pas encore) le 19 juillet 1870. Cette déclaration fait suite à une prétendue humiliation de l’ambassadeur de France à Berlin, par le célèbre Otto von Bismarck. La raison en était le refus de Napoléon III d’accepter un allemand sur le trône d’Espagne (vous suivez ?). Réaction politique strictement hypocrite de Napoléon « le petit », qui n’aurait dû engager en rien le peuple français. La patrie a bon dos. Bismarck n’attendait que cela, et Krupp aussi, comme De Dietrich chez nous (de Reichshoffen justement). Anatole France écrira plus tard : « On croit mourir pour la patrie, et on meurt pour des industriels. » Alors, on mobilise tout d’abord ceux qui sont déjà sous les drapeaux. En fait, il n’existait pas de service militaire au sens propre. Une minorité de jeunes français étaient « à l’armée ». C’est le cas de notre Gabriel de Nedde. Appelé au conseil de révision en 1864, à Eymoutiers, sa fiche matricule est la seule trace que nous ayons de son physique. Haut de 1 m 65, c’est-à-dire un peu plus grand que la moyenne de l’époque en Montagne limousine (environ 1 m 60), il ne présente rien de bien original : cheveux châtains clairs, un front « découvert », sur un visage ovale. Ses yeux, comme son teint, sont bruns, au-dessus d’un nez « moyen » et d’un menton rond. Selon la règle, il doit partir pour six ans, au 1er janvier 1865, affecté au 89ème régiment d’infanterie de ligne, stationné à Draguignan. Il doit partir car il a été tiré au sort, situation à laquelle échappent tous ceux qui peuvent racheter un mauvais numéro. En juillet 1870, Moratille n’est donc pas très loin d’être libérable, quand commence le conflit avec la Prusse. Son régiment est affecté à l’armée du Rhin, il est l’héritier d’un glorieux ancêtre des guerres révolutionnaires, connu lors de l’Ancien Régime sous le nom de Royal-Suédois, un régiment d’infanterie allemand au service du Royaume de France. Ironie de l’histoire.
À Sedan, sous le commandement de l’empereur, sont assiégés 120 000 combattants. Après un déluge d’obus, Napoléon III surnommé Badinguet, capitule le 2 septembre 1870, puis est fait prisonnier. Bilan du siège : 3 000 soldats tués, 14 000 blessés, 21 000 disparus, 83 000 prisonniers. Comme l’indiquent les mentions du maire de Nedde, Gabriel Moratille devait faire partie de ces derniers. Sans doute a-t-il connu le sort décrit par Émile Zola dans son roman La débâcle. En réalité, nous n’en savons rien. Les prisonniers sont gardés pendant 10 jours dans la presqu’île d’Iges, dans un méandre de la Meuse, gardés par un bataillon bavarois. « Les soldats parqués dans des conditions effroyables, tels que l’endroit, à ciel ouvert fut surnommé le camp de la Misère. C’est le malheureux lot des prisonniers de guerre […]. On parle de la Meuse charriant des centaines de cadavres, des milliers d’hommes morts de faim ou de dysenterie. » Voici ce qu’en dit Zola. Le 4 septembre, la République est proclamée. Celle qu’a célébrée récemment Emmanuel 1er, la 3ème République, parce que pour lui, la 1ère (1792) et la 2ème (1848) ne comptent pas sans doute. Et la guerre continue, faisant des ravages. 140 000 morts français, dont 23 500 de la variole, les Prussiens étant vaccinés mais pas les nôtres ! Du côté des prisonniers, c’est pire : 400 000 soldats sont emmenés en captivité en l’espace de six mois ! En mars 1871, tout le monde devrait être rentré. C’est probablement ce que se demandait la famille de Gabriel. Il n’avait déjà plus ses parents, mais encore cependant des frères, des sœurs, des neveux. Ou Gabriel est mort, « on nous aurait averti », ou il est prisonnier, « et on va le revoir bientôt ». Mais quand l’armée avise la mairie de Nedde, 27 mois se sont écoulés, le texte précise bien : « Disparu le 1er septembre 1870 à Sedan et que depuis cette époque toutes les recherches auxquelles il a été procédé pour découvrir son corps sont demeurées infructueuses. »
Voilà pour le triste sort de Gabriel Moratille. Peut-être sa mort ressembla-t-elle à ce gentil Dormeur du Val. De nombreux parmi ses camarades étaient originaires du Plateau. Rien à voir avec l’hécatombe de 14-18, juste une « légère » hécatombe… En effet, une guerre (relativement) courte (6 mois), des moyens militaires moins « industriels », pas de tranchées-tombes, et une mobilisation limitée, peuvent expliquer le nombre de morts relevés dans la Montagne limousine. De nombreuses communes (les 2/3) n’en eurent aucun. C’est le cas de Saint-Martin-Château, de Féniers, de Saint-Angel, de Pérols-sur-Vézère, de Domps. Cela semble peu, au regard des boucheries ultérieures, mais on peut tout de même regretter la perte de 9 jeunes hommes d’Eymoutiers, 7 de Treignac, 5 de Peyrelevade, 4 de Saint-Setiers, 3 de Saint-Sulpice-les-Bois, 1 de Felletin... Au total, environ 110 morts originaires de la Montagne limousine.
Tous ces braves gars n’avaient rien demandé, la plupart ne savaient pas où se trouvait précisément l’Allemagne, et ils ne parlaient même pas la langue de leur « patrie ». Je crois qu’ils méritent tout de même qu’on ait une pensée pour eux, sur un monument ou pas, c’est un autre débat. Qu’ils ne restent en tout cas pas anonymes, rappeler leur nom étant déjà beaucoup. Car, c’est assez remarquable, le ministère « de la guerre » de l’époque, c’était bien son nom, n’a jamais recensé ses victimes. Elles devaient être trop nombreuses, et puis les Allemands n’avaient pas rendu tous les prisonniers… Dans certains cimetières d’outre-Rhin figurent des plaques évoquant des « soldats français », sans nom, et même des fosses communes où étaient inscrits : « soldats français ET allemands ». Beau symbole.
Observons quelques exemples significatifs de nos petits « moblots ». C’était le surnom donné aux membres de la Garde Mobile, en quelque sorte une réserve territoriale départementale. Ces derniers avaient été envoyés dans les zones de combats après Sedan, et l’avancée inexorable des armées allemandes. Contrairement à une idée reçue, ces gens-là n’étaient pas des volontaires. Ils n’avaient pas le choix.
La majorité de ceux que l’on connaît sont morts dans des hôpitaux civils ou militaires, souvent bien après la Paix. Ainsi Jean Touby, 21 ans, de Treignac, est mort « des suites de blessures multiples par coups de feu », une lente agonie de 6 mois. Suite de blessures ou maladies (dysenterie, typhoïde, pneumonie, variole…) sont les causes qu’on trouve le plus souvent. Le premier tué limousin recensé – mais il y en eut sans doute avant, était de Vallière. Il s’appelait Léon Balot. Le 16 août 1870, à Triancourt dans la Somme, il reçut des « éclats de mitraille en pleine poitrine ». Les combats entraînèrent nos régiments fort loin à l’intérieur du territoire, puisqu’on trouve des décès au Mans (Pierre Gautherie, d’Ambrugeat), à Angers (Jean Baptiste Lanty, de Gentioux, « d’une balle dans la cuisse »), à Thouars, à Meung-sur-Loire, ou même à Rennes. Pierre De Gabriel, de Peyrelevade, mourut même « chez un particulier », dans la Sarthe. On pourrait presque suivre cette triste litanie sur une carte du recul de nos armées.
Quelques officiers allemands consciencieux ont fait parvenir des actes de décès. C’est comme ça qu’on trouve de nos « moblots » morts en captivité, à Dantzig (Léonard Ferrand, de Gentioux), à Spelluv, à Koblenz, et même à Königsberg, alors en Prusse. Léonard Espinet, un treignacois, y mourut « des suites des privations durant le siège de Metz », qui dura deux mois, jusqu’en octobre 1870. Le tristement célèbre général Bazaine ne voulait pas se rendre. Quel courage !
Ah oui, les généraux, que d’aucuns considèrent comme des héros. Il y en a un qui trouve grâce à mes yeux : Bourbaki, qui réussit à faire passer 88 000 hommes en Suisse, pays neutre, où ils furent juste désarmés. Bismarck refusa leur retour en France avant la signature de la Paix. Joseph Luc, de Sornac, n’eut pas cette chance, il y mourut de dysenterie à l’hôpital de Billon.
Tout ceci doit nous interroger sur la pertinence du terme héros : « Il n’y a pas de héros. Les morts sont tout de suite oubliés. Les veuves de héros se remarient avec des hommes vivants, simplement parce qu’être vivant est une plus grande qualité qu’être un héros mort. » Ainsi écrivait Jean Giono, et pour une fois, j’aimerais lui donner tort.
Voilà : 1870-2020, 150 ans. Nous n’avons plus de ministère de la guerre, juste « de la défense ». Quand un soldat français meurt au Mali, il a droit à un reportage à la TV, des obsèques nationales… Autre temps, autres mœurs. Au fait, à quand un ministère « de la Paix » ?