Depuis son enfance, Régis a la passion des vaches et du travail de la terre. Il participe avec entrain à tous les travaux, arrivant avec sa petite fourche, son petit râteau, son petit fléau, pour faire comme les grands qu’il lui tarde de rejoindre. Ses jouets sont ses vaches, ses cochons, ses carrioles, et tout ce qui fait l’environnement d’une ferme limousine, qu’il trimballe partout avec lui jusque dans son casier d’école.
Il est paysan dans l’âme. Il ne l’est pas de famille, même si un de ses ancêtres, propriétaire terrien, a pu accrocher à la porte de sa grange les multiples médailles que les comices agricoles lui avaient rapportées. Mais heureux héritier d’une ferme, contrairement à tant de jeunes qui fuient le travail de la terre, lui s’y accroche et part compléter sa formation dans une école d’agriculture renommée. Une question le préoccupe déjà : comment faire pour redonner de la valeur au travail agricole et empêcher l’exode rural. Porté par son amour des vaches, il croit beaucoup à l’élevage. Mais pour lui, il fallait trouver quelque chose pour relancer et améliorer la race limousine, de façon à retenir les jeunes au pays, leur redonner l’espérance : ce fut le mobile principal de son engagement.
Dans cette école, il rencontre René Dumont, le précurseur de l’écologie dans les années 1950-70, futur candidat aux élections présidentielles de 1974, qui le conforte dans son intuition. « L’élevage en plein air, mais bien sûr ! Fais ça en Limousin, ça marchera ! Et donne l’exemple pour retenir les autres ! » Voilà l’idée ! Reste à élaborer sa méthode pour être en totale harmonie avec ses vaches et avec l’environnement, tout en offrant une solution à la désertification des campagnes. Envers et contre tous, il décide donc de laisser ses bêtes dehors à l’année.
Sa méthode associe le bien-être des animaux, le respect de la nature et l’économie.
L’élevage bovin en « plein air intégral », respectueux de la nature et des animaux, rompt ainsi avec le cycle basé uniquement sur le profit, tout en étant salutaire pour la vache, notamment la limousine, une vache rustique qui s’accommode très bien de vivre en plein air toute l’année.
Régis nous raconte comment, lui et quelques autres, ont alors mis en place une production de veaux sevrés, nourris uniquement dehors et à l’herbe toute l’année, la bonne herbe des prairies du Limousin : d’où l’appellation de « broutards », pour lesquels s’ouvrait justement un important marché en Italie où ils devinrent les « veaux d’Italie, destinés à nourrir le peuple italien ».
« Au sein d’un groupe d’éleveurs, dont Louis de Neuville, on a réfléchi, analysé, innové… pour trouver des solutions économiques, et surtout on a sélectionné pour améliorer toujours plus. » Régis s’est fait une spécialité d’éleveur-sélectionneur, au point de gagner tous les concours d’élevage, de voir un de ses taureaux primé en Argentine et de devenir lui-même juré de concours à Paris.
Mais là est le paradoxe. Il l’a pressenti dès l’enfance en voyant sacrifier un cochon. « On élève et tue des animaux que l’on aime bien pour les manger… Pour éviter cela, quand je suis devenu éleveur j’ai décidé de faire uniquement de la sélection. » Malgré tout, ce paradoxe le hante toujours. Si bien qu’il m’a sorti un texte d’une masse de papiers divers, pour que je lui trouve une place, il y tenait, un texte signé du poète et chantre de la terre limousine, de ses habitants et de sa langue, qui assista, en voyant sa grand-mère lier les vaches pour la dernière fois, à la fin d’une culture paysanne multimillénaire, Jan dau Melhau (voir encadré).
Terrible contradiction : il avait beau se dire « sélectionneur», parmi les veaux « sélectionnés », les plus beaux continueraient leur vie comme reproducteurs ou comme mères, mais pour tous les autres, ce serait fatalement l’abattoir, puis la casserole. Cet amour des animaux qui les fait naître et vivre les plus beaux possible pour les pousser vers la mort…
Vient aussi à se poser la question : et si cette civilisation paysanne « qui dura tant et tant de mille ans », il avait contribué lui-même à la faire disparaître ? Car ce fut une vraie révolution, dans les fermes et les familles, que de passer de la vache à l’étable à ce broutard engraissé en Italie ! Plus besoin de bergères pour garder les bêtes ! Il ne restait plus aux filles qu’à partir s’embaucher en ville à leur tour. Plus d’entraide paysanne, plus de grands rassemblements festifs au temps des grands travaux, plus de vaches qu’on rentre le soir à la tombée du jour, plus de rencontres sur les chemins…
En fait, il y a un moment qu’un processus de changement inexorable s’était déjà enclenché. Tout est venu du tracteur. Car, après la guerre, on avait voulu plus de bien-être. Les prisonniers de retour d’Allemagne rêvaient des tracteurs qu’ils y avaient vus. Quand le gamin, qui ne s’appelait pas encore dau Melhau, a compris que sa grand-mère déliait les vaches et raccrochait le joug et ses courroies à une poutre pour la dernière fois, c’est parce qu’un tracteur attendait déjà devant la grange.
Ce n’est pas l’élevage en plein air qui a déstructuré le mode de vie traditionnel, il était déjà condamné et les campagnes se vidaient de leur jeunesse qui fuyait une vie dure et des terres qui ne rapportaient plus de quoi vivre. Notre éleveur a essayé de lui offrir une alternative. C’était risqué, il en a payé les conséquences.
Dans ce pays pauvre et dominé, que le pouvoir royal considéra toujours comme un réservoir de bras et d’argent, on avait dû s’adapter à ce qui était imposé là-haut, élaborer pour y répondre des stratégies collectives devenues quasi instinctives, comme celle de quitter le pays tous ensemble à la saison, et revenir tous ensemble avec l’argent gagné ailleurs pour pouvoir garder sa terre. Y échapper pour faire à son idée, dans son coin, au mépris des modèles transmis, eût été inconcevable. Tous devaient s’accorder sur le modèle, fondé sur la nécessaire égalité de tous, seule façon d’empêcher la différenciation socio-économique. Le jeune Régis, honnête et naïf, issu d’un milieu de notables, de vieille noblesse catholique pour la plupart, a fait des études agricoles. A-t-il cru pouvoir s’autoriser de cette position pour agir comme il l’entendait, voire servir de modèle et donner un coup de pied dans la fourmilière de ce monde de « mercantis » qui faisaient la loi auprès du vieux monde des paysans traditionnels, jaloux de ses succès?
Qui était-il ce fils de famille, pour oser tout changer. Ici, on fait comme tout le monde. L’initiative est mal venue car elle remet forcément en cause le système que des générations ont établi pour maintenir chacun à sa place. Les ennuis qui se sont enchaînés lui ont fait comprendre qu’il n’était en fait qu’un « émigré » chez lui, un « émigré de l’intérieur ». Quelqu’un à qui on dirait, « tu n’es pas d’ici », c’est-à-dire
« de notre monde », comme on le dira plus tard à ces jeunes venus des villes pour expérimenter leur utopie en milieu rural, à qui on ne fait pas de cadeaux, surtout quand ils réussissent…
Plus tard, même « sa » révolution l’a dépassé quand, à partir de la station de Laplaud, qui fonctionnait bien, naquit l’ambition de passer au stade supérieur pour créer une station de qualification nationale. Ce sera le Pôle de Lanaud, où les critères de départ, basés sur une nourriture à l’herbe identique dans tous les élevages, ne pouvant plus être observés, la qualité de la sélection baissa et en même temps la réputation de la limousine, aujourd’hui dépassée.
Quelle déception ! Et que dire aujourd’hui de l’ère vegan qui s’ouvre et remet tout en cause ? Mais enfin, les vaches, c’est de l’herbe ! répond Régis. Elles ne font que transformer de la bonne herbe, cultivée sainement, pour nous nourrir ! Un monde, un paysage sans vaches, il ne peut y croire.
Courageux, honnête, crâneur, rebelle, tendre, frondeur, facétieux, inventif, généreux, meneur d’hommes, révolté contre l’injustice, toujours dans l’action, jamais fatigué, Régis a bravé tous les défis, tous les ordres pour ce qu’il estimait le bien de tous. Et quand l’âge est venu, quand on l’a écarté du travail alors que malgré quelques usures, il aurait pu continuer longtemps, que lui restait-il qu’une mince retraite ? Était-il réduit à faire les poubelles ? Non, heureux de sauver des poubelles ce que notre civilisation y jette. D’une nécessité presque honteuse, il a fait une passion, d’une richesse et d’une portée inouïe. Un trésor. Mais c’est encore une autre histoire…
Marie-France Houdart