Au XIVe siècle, la mort pouvait faucher en une année le tiers ou le quart de la population d’un village, d’une cité ou d’une région. La vie de Mérigot Marchès, petit noble né à Saint-Léonard-de-Noblat, apparaît ainsi exceptionnelle : des rives de la Vienne à Paris, via Londres et Saragosse, le Languedoc, le Limousin et l’Auvergne traversés maintes fois de part en part. Ce personnage étonnant donne tout son sens à ce qu’était une « Compagnie d’Aventure ».
On connaît bien sa vie grâce à deux documents exceptionnels : d’abord Jean Froissart qui lui accorde une belle place dans ses Chroniques. Nous avons également le texte de son interrogatoire lors du procès qui mena à son exécution, conservé dans le Registre criminel du Châtelet de Paris de 1389 à 1392.
Du côté paternel, sa noblesse est toute modeste et de fraîche date. Son père Aymery tenait en fief de l’évêque de Limoges la seigneurie de Beaudéduit à St Léonard. Mérigot (« le petit Aymery ») y est né vers 1355. La noblesse est un peu moins obscure du côté maternel : sa mère était une fille de Guillaume d’Ussel.
Le Limousin du temps était « anglais », mais son père se considérait sujet du roi de France Jean le Bon. Mérigot fut confié pour son éducation à deux petits chevaliers qui faisaient partie d’« iceux d’Angleterre ». Ils lui apprirent beaucoup de science militaire, l’escrime, à se tenir sur un cheval et un peu de « lettres ». Après 1370, alors que la majorité des seigneurs limousins prennent le parti du roi de France Charles V contre les ravages des Anglais, Mérigot se met au service de Richard Neville comme simple écuyer. Edouard de Woodstock dit le « Prince Noir » (qui avait livré Limoges au pillage et au massacre en 1370), ravage toujours le Limousin, forçant de nombreux seigneurs à lui rendre hommage en tant que duc d’Aquitaine. Sous la contrainte, Brive et Tulle se donnent aux Anglais. Géraud d’Ussel, oncle maternel de Mérigot, lui présente alors son neveu qui prête serment de fidélité au roi d’Angleterre Edouard III.
Il guerroya de fait toute sa vie au nom du roi d’Angleterre - au plus grand profit de sa fortune personnelle ! Il mena nombre de batailles, surtout en Limousin. En 1378, il est à Londres, à la cour du roi Richard II, aux côtés de grands nobles anglais. Son avis est écouté, ses succès sont reconnus.
Il est un prince qui compte parmi « ceux d’Angleterre ». Cette position va jusqu’à pousser Charles V à le signaler comme un grand danger pour le royaume et lui confisquer ses fiefs et biens – mesure sans effet concret, car il les tient de fait en « franc alleu ».
Alors que la monarchie des Valois reprend de la vigueur, il se présente donc comme sujet et vassal de Richard. Mais, c’est pour son propre compte qu’il se bat. Il règne alors véritablement sur le plat pays du Haut-Limousin. Selon Froissart, Marchès est à la tête d’une « ligue de brigands » de 600 « lances » (cavaliers) soit près de 3000 hommes en comptant les soldats « de piétaille ». Il a à son service un triste personnage, Geoffroy Tête-Noire, qui tient pour lui Ventadour et le Bas-Limousin. Le routier en arrive même à s’intituler « duc de Ventadour, comte de Limoges, sire et souverain de tous les capitaines d’Auvergne, de Rouergue et de Limousin ».
Mérigot Marchès tient donc toute une petite noblesse rurale limousine qui ne se sent guère française. Ces chevaliers de modeste origine vivent de la guerre durant toute la fin du XIVe siècle, en vivent d’ailleurs fort bien ! Pour la plupart de ces hommes, «le Français» – dont ils ne comprennent en général pas la langue – est tout autant étranger que « l’Anglais ». Le roi de France signifie pour eux impôt et lourdes obligations militaires, alors que l’éloignement du Britannique leur laisse une large liberté pour piller, incendier et rançonner le pays. La guerre entre royaumes devient vite une guerre privée « fraîche et joyeuse » (Froissart), une « Aventure ».
La manière est rodée : on pille la campagne, on prend les bêtes, les biens, les étoffes, la vaisselle, on intercepte les caravanes de marchands, on capture de riches abbés que l’on rançonne. « Quand nous chevauchions, cette vie était belle et bonne ». Les paysans y trouvent souvent leur compte, approvisionnant les nouveaux maîtres en échange de leur protection.
De fait, les communautés villageoises – même contraintes – s’accommodent mieux de la présence de l’« Anglais », que de la pression fiscale des seigneurs résidant à Limoges. La ville se retrouve ainsi coupée de sa campagne, ce qui entraîne pour elle une hausse des prix et des soucis de ravitaillement. D’où un commerce des vivres et des bêtes paradoxalement florissant pour les paysans.
Marchès, maître du Limousin, tourne alors ses ambitions et ses raids vers l’Auvergne voisine, depuis sa base de St-Pantaléon-de-Lapleau (Corrèze). De là il rapine et rançonne jusqu’à Toulouse, Béziers, Montpellier et s’empare de marchandises de provenance lointaine : peaux, soieries, épices, objets de luxe, armes, œuvres d’art … « Tout était nôtre. Nous étions étoffés comme des rois ».
C’est entre 1383 et 1390 que se situe le sommet de sa gloire. En Auvergne, il tient plusieurs forteresses. Il pénètre jusque dans Montferrand qu’il pille méthodiquement, tout en épargnant la population. Il traite d’égal à égal avec le comte d’Armagnac, un des plus puissants princes de France, avec qui il signe un traité en 1388. Ce prince le paye richement pour aller combattre en Aragon, moyen de l’éloigner un temps. Selon Froissart, il voulut même l’envoyer en « Barbarie » (Afrique du Nord). Mais à son retour en France, en 1390, il s’empare de la Bourboule et du château de la Roche-Vendeix.
De là il rançonne le pays alentour et accumule « chars » (viandes), vins, sel, « fers et aciers ». Sa garnison attire les troupes mises en « chômage technique » par les trêves dans la guerre : soldats perdus ne se résignant pas à la paix, ils grossissent les rangs de sa puissante Compagnie. C’est une des caractéristiques de la Guerre de Cent Ans : les périodes de paix voient les combattants congédiés dévaster les pays, faute de revenus.
En 1390, Mérigot Marchès est aussi puissant que les grands princes du royaume. Charles VI s’en inquiète et le fait assiéger deux mois à la Roche-Vendeix par le duc de Berry. Mérigot « avait été déshonorable, et était un pillard faux et mauvais contre la couronne de France, et par lequel trop de vilains faits, trop de pilleries et roberies avaient été faites » (Froissart). Sentant la situation tourner à son désavantage, il tente de se rendre en Angleterre clandestinement, ou, à défaut, à Bordeaux.
Mais il est trahi par un de ses cousins, qui le livre au comte d’Armagnac contre d’importantes faveurs. Le roi Charles exige qu’il lui soit remis aussitôt. Le fils d’un modeste chevalier « miaulétou » en est arrivé à faire trembler le royaume pourtant ragaillardi des Valois.
Conduit à Paris, il est jugé, avant d’être exécuté place des Halles en juillet 1391. Il est gardé à la prison de La Boucherie, par deux sergents qui doivent prêter serment sur l’Évangile de ne laisser personne parler au prisonnier. Ses juges n’ont rien à envier à ceux qui jugèrent Jeanne d’Arc un demi-siècle plus tard. Le personnage inspire une telle crainte que quatre hommes le tiennent en respect de leurs arbalètes. Il rappelle sa vie, depuis sa jeunesse, énumérant les places qu’il a tenues et prises : sans vantardise, il rappelle que ses places allaient du Berry à la Dordogne, ce qu’il ne faut pas voir comme un territoire continu, mais plutôt des forts épars.
Il déclare sans sourciller à ses juges que son seul but a été de « prendre le Français, le mettre à rançon … piller son pays, mettre les gens sous son gouvernement, le bouter du pays ». Le Limousin justement est alors en passe d’être repris par les Valois. Les armées françaises avancent, prenant – non sans difficulté – place par place. Ainsi, le fort de Melle, et celui d’Orcival.
Un certain Ferrando, mercenaire espagnol, tente de tenir les routes pour le compte de Mérigot. Des alliés, grassement payés, mais pas très sûrs, lui coûtent une fortune. Des chevaliers auvergnats tergiversent. Les tentatives de trêve entre les deux royaumes affaiblissent le chef de compagnie. Les marchands débiteurs ne payent plus. La Guyenne anglaise lui propose une aide, que Mérigot, par fierté – perdu pour perdu – décline, disant : « qu’il aye porter secours et aide à d’autre gens ». Il vient tout simplement de renvoyer d’un revers de cape le plus puissant des princes anglais du continent.
Le terme d’État est alors mal adapté. Marchès, n’a jamais eu l’idée d’administrer ses domaines. Tout n’est qu’alliances, coups de force, promesses, et dépenses . Mais le personnage en impose. Né dans une petite seigneurie de quelques hectares, il a tenu, pendant trois ans, un territoire allant de la Charente aux abords de St-Etienne, et de Sancerre au nord à Rodez au sud, le Limousin et l’Auvergne en étant le cœur, soit une centaine de forteresses, et leurs campagnes. Quand on lui parle de sa fortune – qui fut immense – il déclare avoir tout enterré mais ne pas se souvenir où.
Pour Mérigot la guerre n’est pas quelque chose qui doit déboucher sur une trêve, une paix, une conquête ou une victoire. Pour lui la guerre est un mode de vie, l’état normal de la société.
Il a beaucoup parlé à ses juges, des semaines durant. Ils ont noté ses dires avec une grande précision. Ils sont étonnés de son français parfait, ses élans d’emphase, son absence de regret. Ils notent aussi qu’il se renferme facilement.
Mérigot devait avoir un minimum de connaissance du latin. Il connait Virgile et Végèce où il a dû puiser son génie militaire. Génie militaire certes mais en revanche aucun génie politique. Les juges lui proposent de reprendre « le dit pays en fief et de demeurer au roi de France, que tout ce qui lui avait fait serait pardonné […] »
Le Registre nous dit que ces mêmes juges discutèrent longtemps de ce qu’ils devaient décider. Ils lui permettent aussi de voir plusieurs de ses hommes « tournés français » : une dizaine de ses chevaliers le visitent et le supplient d’accepter. Rien n’y fait. Son choix parait absurde : c’est non.
Face à cet orgueil, un sens de l’honneur archaïque, une pointe d’arrogance peut-être – une personnalité hors du commun à coup sûr : ce sera la mort, et la plus horrible et exemplaire possible.
Les derniers mots de Mérigot à ses juges sont de leur dire qu’il estimait, à moins de 45 ans, avoir eu une vie belle, ne pas avoir fait de mal, ne regrettant rien et restant sujet du roi d’Angleterre.
La Roche Vendeix. La forteresse depuis laquelle Mérigot Marchès a tenu en respect les armées françaises pendant deux mois. Le fort a été totalement rasé. Ce devait être une sorte de petit Montségur
Dans les actes transparaît un tout autre personnage que le bandit de Froissart. Si l’occitan est sa langue maternelle, il parle un français parfait, connaît bien l’anglais, un peu d’espagnol et d’italien. Il a beaucoup lu - surtout des Romans de chevalerie, les Troubadours poitevins et un peu de poésie. Froissart ne se lasse pas de détailler les méfaits du sire, mais le dit subtil, imaginatif, triste et pensif. On est loin de l’image du pillard sans foi ni loi.
Mérigot n’a aucun remords. Il se sait condamné, et c’est sans trembler qu’il va à l’exécution. Mis au pilori, on lui tranche la tête puis l’écartèle, les quatre quartiers exposés aux portes de Paris.
Juger moralement la vie de Mérigot Marchès n’aurait aucun sens aujourd’hui. Fame Peste Bellum- la faim, la peste et la guerre - ont rythmé la vie des hommes de cette fin du Moyen Âge. Dans l’Histoire, guerre et malheurs sont bien plus la situation « normale » que paix et douceur de vivre, qui sont de fait l’exception. C’est un homme de son temps, comme il y en eut bien d’autres. Ses méthodes ne différaient guère des armées régulières. Un « héros national » comme Bertrand Du Guesclin n’aurait rien à lui envier en matière de cruauté et d’enrichissement personnel. D’un homme qui a parcouru tout ce qui comptait dans l’Europe occidentale du temps. Froissart nous laisse l’image d’un sombre personnage de roman; mais les minutes de son procès montrent un homme bien plus complexe et ambigu.
Franck Patinaud
Bibliographie