C’est une des étudiantes de Barbara Glowczewski qui, dès les premières pages des Énergies qui soignent, nous prévient : « Parler de “croyances“ avec nos “enquêté.es“, ce serait directement leur coller une étiquette, et affirmer le point de vue suivant sur leurs pratiques : parlez-nous de vos croyances, de vos pratiques de soin que vous croyez marcher, mais qui vraisemblablement, c’est-à-dire scientifiquement, ne marchent pas (ou si elles marchent, c’est seulement parce que vous y croyez). Nous avons donc décidé d’évacuer la question de la croyance. Nous en sommes arrivés à la conclusion que nous allions rencontrer des gens qui ne croient pas, mais vivent, et qu’il n’était pas dans notre intérêt de supposer que ce qu’ils vivent n’est pas vrai. Tout au contraire, nous devions partir d’un principe de paix déjà établie entre eux et nous, et pour cela il fallait considérer leurs expériences comme réelles. » Geneviève Pruvost, sociologue qui a accompagné le groupe dans ses visites sur le Plateau, enfonce le clou et explique la nécessité dans de telles enquêtes de « suspendre nos jugements en abordant des domaines qui sont loin d’être consensuels. Être sensible ou engagé sur le terrain des urgences écologiques ne présage pas en effet de s’intéresser aux soins alternatifs, aux pratiques des sourciers ou à des guérisons apparemment miraculeuses. » Le lecteur est donc averti. Les recherches présentées dans ces deux livres ne doivent pas être lues avec le prisme occidentalo-centré de la raison raisonnante et du cartésianisme. Une fois cet avertissement fait, on peut ouvrir les ouvrages qui nous sont offerts.
Réveiller les esprits de la terre a germé sur le Plateau en 2017 « Le désir de ce livre, écrit Barbara Glowczewski, est né dans la Creuse ». Exactement à Lachaud, sur la commune de Gentioux, lors d’une des nombreuses rencontres qui y sont organisées par l’association La Pommerie. « Depuis, poursuit l’anthropologue, chaque nouveau séjour sur le plateau de Millevaches m’a apporté la conviction que, face aux menaces climatiques induites par une économie emballée et destructrice, les territoires traités par l’État comme des déserts peuvent être sources de solutions, à condition bien sûr de la mobilisation et de l’implication dans la vie locale. » De déserts, il est beaucoup question dans ce livre, mais des déserts néanmoins habités. Au fil des chapitres, l’itinéraire nous mène en effet en Australie, dans l’Amazonie guyanaise, nous propose quelques détours par l’Inde, le Brésil et la Polynésie, avant de nous ramener en France, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et sur la Montagne limousine. On pourrait s’étonner de cet éclectisme géographique, mais Barbara Glowczewski nous donne une clé pour le comprendre : « Immigrée à l’âge de 5 ans à Paris en 1961, je ne me suis sentie attachée à aucune terre ni en Pologne, ni en France, ni en Australie où j’ai vécu par intermittence plus de douze ans depuis 1979. En fait, grâce à ma déterritorialisation de migrante et résidente mariée à un Australien de père écossais-espagnol et de mère aborigène, j’ai appris à m’attacher aux lieux autrement, non par le droit du sang et du sol, ou de la nationalité, mais par le rêve, un peu comme les Aborigènes me l’ont appris : “là où tu dors tu entres dans le même espace-temps de rêve que ceux qui dorment avec toi ou ont dormi là au cours du temps“. »
Par ailleurs, elle note qu’entre tous ces lieux existe un point commun qui réside dans une forme de défense et de soin de la terre. Que tous les peuples ou collectifs qu’elle présente, luttent pour des rapports à la nature, à l’environnement, aux humains et non humains, qui n’impliquent pas une subordination ou la destruction des uns par les autres. Elle explique : « L’indigénéisation ou autochnisation du monde que j’appelle de mes vœux repose sur la conscientisation de la nécessité d’alliances transplanétaires entre d’une part, des peuples autochtones qui luttent pour leur terre et la reconnaissance de droits spécifiques de décision, et d’autres part des collectifs d’habitant.es contraint.es de défendre leurs territoires contre des politiques d’États ou de grands projets industriels qui menacent leurs milieux et leurs mondes. » Et de poursuivre plus loin : « Il s’agit de devenir terre comme territoire, en cristallisant l’esprit un peu païen du “nous sommes la nature qui se défend“ ou plutôt “nous sommes le bocage qui se défend“ [pour Notre-Dame-des-Landes] comme les peuples autochtones disent “nous sommes le désert, la forêt, la mer, le fleuve, cette pierre et cette source qui se défend“ et pourquoi pas aussi “nous sommes telle ou telle zone urbaine qui se défend“ ? (…) Toutes les formes de pouvoir qui menacent les attachements entre les humain.es et avec leurs milieux n’arrêteront pas la possibilité d’alternatives de vie. »
Lorsque Barbara Glowczewski revient sur le Plateau en octobre 2019 avec 7 étudiants anthropologues pour une semaine d’exploration des pratiques de soin, elle ne se doute pas qu’il en sortira deux ans plus tard un livre de 240 pages : Des énergies qui soignent en Montagne limousine.
L’ouvrage, délibérément « polyphonique », est écrit par 15 personnes. Aux 7 étudiants et leurs deux professeures, s’ajoutent localement les personnes qui les ont accueillis. Parmi elles, trois dont les témoignages charpentent l’ouvrage (une quatrième n’ayant pas souhaité rendre public son témoignage).
Trois entretiens largement développés et passionnants en ce sens qu’ils retracent à la fois la biographie des trois personnes, la manière dont ils ont été confrontés à la question du soin et comment, pour deux d’entre eux, ils se sont mis à pratiquer des soins aux personnes qui les sollicitent.
Le premier, Adrien, un jeune agriculteur, a découvert sa capacité à aider les personnes après avoir lui-même subi un grave accident à l’œil dont il a en partie guéri grâce aux soins que lui a prodigué la seconde participante à l’ouvrage, Anita, qui a fait de sa pratique son activité principale. Le troisième, s’il n’est pas soignant, Jan-Mari, relie ces questions du soin à des pratiques anciennes et traditionnelles sur la Montagne limousine, comme en témoigne également Marie-France Houdart, en tant qu’ethnologue. Traditions, énergies, esprits, forces telluriques, magie, quelque soient les mots utilisés, on côtoie un monde invisible dont les effets sur le réel semblent pourtant efficaces. Jan-Mari dont le mal de dos est soulagé par l’intervention d’Adrien en témoigne. Quant à Anita, sans chercher à tout expliquer, elle résume sa position ainsi : « Chaque fois que j’ai dit : “Je n’y crois pas“, j’ai changé d’avis après en avoir fait l’expérience, donc maintenant je fais gaffe. » À ces trois protagonistes principaux du livre (voir un court extrait de chacun de leur témoignage dans nos trois encadrés), s’ajoutent des expériences. Avec une recommandeuse, Raymonde, qui explique les bonnes fontaines et leurs fonctions et emmène la petite troupe d’étudiants dans une église en chantier. Avec Adrien qui accueille le groupe sur le site des rochers de Clamouzat (Faux-la-Montagne) qu’il fréquente depuis qu’il est gamin et où il ressent une puissance particulière qu’il a proposé à ses invités de ressentir. Avec Anita qui supervise une séance de rêve collective dont la petite bande sort étrangement chamboulée. Ou encore avec Dédé, le sourcier de Tarnac, décédé depuis, en mars 2021... Les regards de l’un des étudiants, haïtien, d’une autre, d’origine antillaise, de Nidala, la fille de Barbara, qui pratique des rituels de ses ancêtres aborigènes, complètent cette descente dans les tréfonds mystérieux de pratiques qui nous échappent, en reliant des univers qui peuvent sembler bien éloignés. « Cette rencontre avec Adrien, explique par exemple Henry l’Haïtien, m’a donné le sentiment d’être à la fois en terrain familier et singulier, c’est-à-dire d’être dans un lieu où, du fait de sa dimension surnaturelle et énergétique, j’ai pu me laisser emporter et me retrouver dans un lieu de culte haïtien. »
De retour des rochers de Clamouzat, une des étudiantes raconte : « Sur la route, l’esprit critique revenait peu à peu, les paroles se firent de plus en plus hautes, de plus en plus complexes puis les premières questions jaillirent, la principale étant : comment allions-nous raconter cela aux autres étudiant.es et enseignant.es ? » La réponse est le livre qui nous est aujourd’hui proposé. Illustré de nombreuses photos dans une maquette originale, il conserve le côté exploratoire de la semaine vécue par les étudiant.es.
En suivant l’ordre chronologique de leurs rencontres, il nous restitue les étapes d’un cheminement, les interrogations qui surgissent, les émotions qui s’expriment, même si tous les moments ne sont pas racontés. « Si nous n’avons pas souhaité couper les entretiens et les scènes collectives, ni présenter un canevas d’histoires ordonnées thématiquement, explique l’une des autrices, c’est avant tout parce que nous nous sommes mis dans la position de scribes de voix qui ne nous appartenaient pas et qu’il n’était pas nécessaire de forger une intrigue. Chaque pièce du puzzle s’est magiquement emboîtée à l’autre, de sorte à former des paysages. » Et de conclure : « Libre à chacun, chacune de repiocher ici et là dans le désordre, mais nous ne sommes pas les mêmes au début et à la fin de la traversée. » De même, nous ne sommes plus tout à fait les mêmes entre le début et la fin de la lecture de cet étrange livre-expérience.
Michel Lulek
Réveiller les esprits de la terre
« Ce livre propose d’accueillir une promesse de vie portée par une multitude d’initiatives en France, dans ses outre-mers, en Europe, et partout ailleurs sur la planète où des femmes et des hommes disent non au contrôle étatique qui veut les transformer en robots consommateurs branchés sur un prétendu système de sécurité mondiale qui nous empêche de plus en plus de prendre soin les un.es des autres et de nos milieux. La nécessité de changer le monde en prenant soin des attachements locaux et transversaux avec le milieu est devenue urgente pour toutes et tous, d’autant plus que la réaction des gouvernant.es face à la pandémie mondiale provoquée par un coronavirus a complètement bouleversé le rapport entre les États et les populations qui, selon les pays, ont été confinées pendant des mois en 2020, puis soumises au couvre-feu et à la fermeture des lieux publics d’enseignement, de sport et de culture. Prendre soin de nos existences humaines nécessite de réapprendre à s’allier à la mémoire vivante de la terre pour en réveiller les esprits au-dedans de nous et entre nous. »
Barbara Glowczewski
Seigneur de nos raves
« La rave d’ici, c’est un navet, sauf que c’est meilleur que le navet, ça devient plus gros et c’est plat. Ce légume, c’est sûrement un des plus anciens cultivés ici. Il est tellement important qu’on le trouve dans des dictons, dans des rites (…) Alors, comment on va la semer ? On prend son semoir et on les sème ? Non ! Ça se sème à la main. Et ça se sème pas n’importe comment. Dans les témoignages anciens, le type, il se met nu. Alors, nu ce n’est pas forcément être tout nu. Quand on était « nu », il y a quelques centaines d’années, c’était en chemise.
On a des témoignages des années 30, le type, il est dans son champ, il enlève son pantalon, il se met en chemise nu. Et il sème ses raves. C’est déjà un rite : on est nu face à... C’est un commencement, un commencement cosmique, on va être au commencement de quelque chose et on va semer ses raves. Alors la prière, c’est... je vais essayer de pas me louper, parce que ce que j’ai retrouvé, ce ne sont que des bribes : «Seigneur, seigneur de nos raves, faîtes-les venir bonnes et douces, autant que vous avez allumé d’étoiles dans le ciel, qu’elles soient grosses comme ma tête, large comme mon cul.» Donc il y a cette prière et ce vieux, quand il semait ses raves, il répétait tout le temps : Gròssas coma ma testa, larjas coma mon cuòl. Tout le temps, tout le temps, tout le temps. On pouvait lui parler, il n’écoutait que sa prière. Alors moi, je l’ai faite. Ça marche pas tous les ans la rave, je pense qu’il faut vraiment y croire.
Jan-Mari