Antoine Paucard, né en 1886 et mort en 1980 à Saint-Salvadour, est à l’origine d’une œuvre littéraire et sculptée remarquable que conserve aujourd’hui sa petite commune corrézienne. Garante de la sauvegarde d’un patrimoine unique, elle est aujourd’hui initiatrice d’un projet de valorisation à long terme qui va au-delà du petit musée né en 2008 afin de préserver l’œuvre et la mémoire de l’auteur inclassable du cru : autodidacte aux multiples talents, écrivain et philosophe spontané, auteur de chansons « limousinantes », fils de meuniers, maçon de son état, ancien Résistant, et sculpteur naïf de premier ordre…
Paucard appartient au patrimoine local : fils de meunier et maçon, il a marqué son temps par sa manière d’être anticonformiste, ses velléités philosophiques et artistiques. Aujourd’hui encore si présent dans les mémoires du pays, il a laissé de son passage et de ses convictions une trace quasi-indélébile : un ensemble imposant de sculptures en granite, une trentaine de statues et bustes à échelle humaine, le plus souvent revêtus de textes de sa main (en prose ou rimés), poétiques, philosophiques, moraux, voire un soupçon hermétiques. Dans un sarcophage de bois lui aussi couvert de messages, Paucard a enfermé pour la postérité 120 carnets de notes sur des décennies, faites de récits, d’aphorismes, d’observations politiques ou philosophiques, de chansons, souvent en occitan. Cette matière littéraire surabondante, mystérieuse, reste à traduire, étudier et décrypter.
L’ensemble sculpté, monumental, retient d’emblée l’attention de ceux qui le croisent - des connaisseurs les plus savants aux simples curieux de passage ou voisins du site ; sa qualité et son intérêt ne sont plus à prouver. Quant à l’œuvre littéraire, elle constitue une découverte récente qui a surpris la commune de Saint-Salvadour par son ampleur et sa qualité ; outre les statues, l’étude de valorisation de l’ensemble de l’œuvre, confiée au Centre Régional des Musiques Traditionnelles en Limousin (CRMTL), accorde une attention toute particulière à l’examen des carnets. On s’anime d’avance à l’idée que ces carnets pourraient permettre d’entrer dans une langue renouvelée, une authentique littérature naïve.
Pour les habitants du pays, « le musée Paucard » offre une opportunité de sortie, une curiosité à partager. Mais Paucard, c’est aussi une pépite pour initiés : on se passe le mot entre amateurs d’environnements visionnaires, naïfs ou bruts, d’art populaire remarquable, de création non-professionnelle mais inspirée… « Vas voir le musée Paucard à Saint-Salvadour, cela vaut le détour ». Cette commune conserve l’œuvre intégrale de Paucard - une chance incroyable, quand on sait combien de créations hors-les-normes disparaissent avec la mort de leur auteur, qui se trouve être aussi leur gardien. Une recherche rapide sur internet témoigne de l’attention dont l’œuvre sculptée d’Antoine Paucard est l’objet ; un florilège de photographies extraites de la presse et des organes de tourisme locaux – et de quelques sources privées - illustre le site, « le musée Paucard » mis en place par la commune en 2008 après la donation des œuvres par son fils : des alignements de statues imposantes et graves, présentant des qualités plastiques évidentes, un style personnel marqué qui interpelle. Bruno Montpied, infatigable découvreur d’œuvres et de créateurs qui portent haut la culture populaire aux quatre coins de la France, est passé par ici : il donne du site une description enthousiaste, stimulant la curiosité et le désir de partir en quête.
On contourne en hésitant l’église de Saint-Salvadour, à la recherche du musée discrètement indiqué. Dans la cour de l’ancienne école se trouve un préau de bois, fermé par ce qui ressemble à un sarcophage de verre dévoilant partiellement une foule immobile de sculptures.
Trapue mais efficace, la verrière sans grâce protège des intempéries des œuvres vulnérables.
On y entre librement, sous réserve de « penser à fermer la porte en repartant ». La facilité avec laquelle on accède à ce mausolée engage le respect. À l’intérieur, le regard embrasse d’un coup toutes les sculptures, comprend leur cohérence d’ensemble, la continuité visuelle parfaite qui nie à première vue toute chronologie de réalisation. Puis il commence à saisir la manière propre à Paucard, son originalité. Les statues, silencieuses mais toutes habillées de textes, exercent leur magnétisme sur le visiteur, lui aussi silencieux désormais.
Pénétrer dans le Musée Paucard renvoie à l’imaginaire des tombes de l’Égypte antique, où les statues anthropomorphes nous entourent sans nous voir, perdues dans une stase mystique, enveloppées de caractères indéchiffrables dont on se sent avide de comprendre le sens. À pas comptés, saisi d’une forme de recueillement devant le sérieux indéniable de l’affaire, l’on approche peu à peu la subtilité des statues, au plus près de la matière sculptée. C’est là que se révèle la force de l’œuvre, la profondeur des intentions du créateur et il faut l’affirmer aussi : la beauté des formes créées.
« Aux grands hommes Antoine Paucard reconnaissant » : l’inspection du lieu permet de distinguer deux types de portraits, les « grands hommes » d’une part, les anonymes glorieux de l’autre. À l’évidence, chaque sculpture est un monument au sens premier du terme, un mémorial « édifié pour transmettre à la postérité le souvenir d’une personne ou d’un événement ». La galerie de portraits historiques réunit côte à côte le gaulois Sédulix (sorte de Vercingétorix limousin, rarement représenté et auquel Paucard attache un intérêt particulier, comme modèle de figure héroïque du territoire), un roi de France, le Cardinal Richelieu, Napoléon Premier et Napoléon III, deux généraux de la Première Guerre Mondiale (Nivelle et Margueritte). Ces héros sont pour la plupart issus du « roman national français », diffusé par l’école de la République depuis la fin du XIXe siècle. L’élève Antoine Paucard, diplômé du certificat d’études, a intégré cette leçon, mais la liberté de ses convictions personnelles s’illustre à travers la représentation de Sédulix, ainsi que de Confucius ou d’Ève.
De l’autre côté du musée, des anonymes glorieux : le père de Paucard « Mon père sévère, juste et fort » ; sa grand-mère, assise de profil dans une tentative d’animation de l’attitude, une pelle de meunerie à la main ; la « femme de l’avenir ». Parmi eux, deux soldats juchés sur des piédestaux dans une attitude de tension qui semble arrachée à l’inertie de la pierre, forment un couple de caryatides particulièrement impressionnant ; plus bas se trouve le buste du déserteur géorgien Datiko Verouachvili, abattu en 1944 au camp de la Servantie avec le groupe de Résistants corréziens qu’il avait rejoints. Bouleversé par le sort tragique du très jeune Datiko, Paucard a également réalisé à son intention une pierre tombale placée dans le cimetière du village.
Plus bas encore, à même le sol, le regard est attiré par une forme angoissante : tirant profit d’un imposant débris de pierre biscornu, Paucard réalise un buste de soldat recroquevillé, tordu et incomplet, comme absorbé par le sol sur lequel il repose. « La fin des haricots », titre prophétique, est indiqué en lettre noires en travers de la poitrine. Drôle et tragique, d’une efficacité visuelle redoutable, terriblement poignant. Une sculpture que l’on n’oublie pas aisément.
Depuis quelques années, le musée Paucard existe sous ce préau d’école mais son mystère semble encore entier. Pas de panneaux explicatifs, de cartels, ni de mise en contexte. Juste les œuvres alignées, reposant par terre, et au fond deux têtes schématiques posées sur des billes de bois dans une mise en scène étrangement contemporaine.
Un musée Paucard a précédé celui que je décris ; l’auteur lui-même l’installa à côté de son domicile pour organiser la présentation d’ensemble de son œuvre au public. Le nouveau musée a vu le jour lorsque la commune a pris la responsabilité du devenir de l’œuvre ; il ne reproduit cependant pas l’organisation du premier site, lui-même sans doute remanié et « amélioré » par le fils de l’artiste qui continuait à le faire visiter après la mort de son père.
Le maçon philosophe, qui a voyagé en Russie en 1933, a attendu l’âge de la retraite dans les années 1950 pour oser s’assumer sculpteur. Auparavant, il s’est livré au moins par deux fois au corps à corps avec la pierre, pour accomplir la mission mémorielle qui l’habite depuis longtemps. En 1927, il tente de dresser dans Saint-Salvadour un monument à la mémoire du Gaulois Sédulix ; la pierre, véritable mégalithe qu’il a choisi dans le fond d’un vallon, n’atteindra jamais le village : elle repose toujours sur le bord d’une route à mi-pente, menhir allongé orné d’une plaque de marbre sur laquelle est gravé un poème d’Antoine Paucard. Un peu plus tard, c’est un caveau de famille hors-norme et épigraphié qu’il crée dans le cimetière communal…
Paucard a façonné chez lui, dans son atelier, ses sculptures imposantes. Je l’imagine les placer ostensiblement dans son jardin, espérant l’admiration, la reconnaissance générale, une invitation à investir l’espace public. Le bruit de la taille ne manque pas de perturber les voisins. On ne peut ignorer l’activité créatrice de Paucard, mais elle suscite de l’ignorance de la part de son entourage qui ne la comprend pas. Isolé, non-considéré, Antoine Paucard offre lui-même un cadre digne à ses œuvres, à la portée symbolique qu’il leur confère : naît ainsi le musée Paucard, grand appentis adossé à sa maison, auquel il laisse libre accès par un panneau placé à l’entrée de son jardin : « Entrez comme chez vous, un conseil toutefois, fermez le quidou [le portillon] en partant ».
Briguant sans doute l’éternité pour son œuvre, le maçon Paucard a choisi le granite qu’il connaît bien, pierre résistante au temps, prodigieusement difficile à travailler en sculpture. Disposant de faibles revenus et avec une famille à charge, on conçoit mal qu’il puisse acheter la pierre qu’il travaille ; il se procure vraisemblablement sa matière première au gré de ses chantiers. L’observation des corps sculptés révèle rapidement un caractère composite que Paucard ne cherche pas à dissimuler : les statues sont formées par des assemblages de blocs de granite taillés et sculptés (fragments certainement récupérés car inutilisables pour la maçonnerie), mais aussi d’éléments de ciment et de plâtre. La stylisation constante des formes, et le placement couvrant des écritures, concourent ensemble à l’harmonisation du tout.
Cette facture étrange, libre et assumée, fait l’originalité et le charme de sa création. Chaque œuvre présente un caractère de frontalité assez stricte ; Paucard favorise à l’évidence un point de vue unique sur le personnage qu’il traite : face, profil ou trois-quarts. Il ne cherche pas à développer cet art du sculpteur qui consiste à penser l’objet sous toutes ses coutures ; non, on devine qu’il a choisi le volume pour sa monumentalité et sa durabilité, sa force suggestive, sa dimension mémorielle. Les lignes strictes du bloc initial transparaissent à travers les sculptures achevées : elles doivent à cette lame de granite, assez fine, leur silhouette longiligne et plate, leur raideur. Un mouvement léger de la tête, une torsion des épaules s’esquissent parfois mais à peine, prisonniers consentants du bloc de pierre. Paucard n’en a cure ; son intention est solennelle, édifiante et mémorielle : sa sculpture ne se donne pas en spectacle dans une débauche de gestes désordonnés et baroques. Au contraire, elle inspire le respect par la sérénité et la dignité des postures. La matière grenue du granite l’empêche d’ornementer, de restituer le modelé moelleux, variable de la chair ; mais simuler la réalité n’intéresse pas l’auteur, qui poursuit un but symbolique. L’économie de moyens que lui impose la pierre convient parfaitement à ses intentions.
Les visages sont travaillés dans le creux : les yeux, les lèvres, le nez long et droit se placent « à l’intérieur » du volume de la tête ; le front, les pommettes et le menton légèrement bombés forment les seules saillies de la face. En dépit de la raideur du matériau et de la rudesse du coup de ciseau, les visages apparaissent délicats. Les yeux fendus en amande, ouverts sur un lointain bien au-delà de nous, sont finement ourlés. Les paupières, les pupilles, les iris sont rehaussés de traits de crayon ou de pinceau qui redoublent et parfois remplacent le travail du ciseau. On retrouve à nouveau ces rehauts graphiques précis au niveau des sourcils, des moustaches et barbiches, sur le contour des lèvres. Sur des œuvres si planes, ces traits de plume compensant l’absence de relief ramènent un peu plus encore la sculpture au dessin, à l’œuvre bi-dimensionnelle.
Les détails dessinés soulignent la volonté de Paucard d’individuer ses sculptures. De fait, Paucard insiste également sur les attributs des figures : chevelures soignées, notamment celles des femmes mais aussi d’hommes sous l’Ancien Régime, costumes militaires aux boutons et épaulettes sculptés en relief, détails des encolures, couvre-chefs divers et variés… Les corps massifs, fermement ancrés au sol, portent des vêtements épais travaillés tout en rondeur. La plupart sont chaussés de bottes très particulières, surdimensionnées, en forme de navette… ses écrits révèlent d’ailleurs l’importance qu’il accorde aux bottes, un texte entier, énigmatique, leur étant consacré.
La sculpture chez Paucard remémore, commémore et guide/donne à penser ; pour ce faire, elle doit « parler ». Mais les textes qui complètent et accompagnent chaque sculpture, les lettres taillées en léger creux et teintées de peinture noire, ont subi plus que les corps les ravages du temps : les surfaces lessivées sont souvent devenues illisibles ; le décalquage par frottement de la surface permettra de retrouver cette facette de l’œuvre aujourd’hui invisible. La question se posera à terme de restaurer les textes sur les sculptures, ou de se contenter de les documenter en parallèle. En créant à Saint-Salvadour un audacieux panthéon livrant au monde ses messages spirituels, Antoine Paucard rêvait d’éternité ; il nous lègue un programme artistique édifiant, unique et singulier.
Stéphanie Birembaut, Directrice des Musée et Jardins Cécile Sabourdy, Vicq-sur Breuilh