En 2018, la préfecture de la Creuse expulsait bien en toute illégalité !
« Dans une société où l’on trouve normal d’être gouvernés par des fonctionnaires, au point que leurs échecs ou leurs fautes n’entraînent pas de conséquences qui soient en proportion, il est logique que ces employés qui sont devenus les maîtres se désintéressent des suites effectives de leurs actes. » - François Sureau, avocat.
Depuis 2014 et l’ouverture des premiers CADA (Centres d’Accueil des Demandeurs d’Asile) et autres centres d’ « accueil » ou d’hébergement d’urgence sur la Montagne limousine, de nombreux habitants se sont mobilisés, dans un premier temps pour accueillir au mieux, en tissant des liens, donnant des cours de français, organisant des occasions de rencontres, puis, rapidement, pour faire face aux problématiques d’hébergement et de survie des personnes « à la rue » car déboutées de leurs demandes d’asile ou tout simplement non prises en charge durant leur parcours de demande d’asile. Ou encore pour les accompagner dans la défense de leurs droits trop souvent bafoués.
C’est ainsi qu’à l’automne 2017, à Faux-la-Montagne, sont arrivés et ont été hébergés par différentes familles plusieurs jeunes Soudanais, demandeurs d’asile sans allocation ni hébergement. Arrivés en France au printemps 2017, ces très jeunes hommes, âgés alors de 19 à 22 ans, ont fui le régime génocidaire du dictateur Omar Al Bachir, ses geôles et ses tortures ainsi que les exactions des milices à sa solde dans le Darfour, leur région d’origine.
Après l’enfer du parcours à-travers la Libye et des situations d’esclavage qu’ils y ont vécues, après l’épreuve terrifiante de la traversée de la Méditerranée, ils sont alors victimes de la machine infernale du règlement européen « de Dublin ». Cet accord de 2013 entre les différents pays européens prévoit que c’est le pays d’entrée en Europe qui est responsable du traitement des demandes d’asile. La géographie étant ce qu’elle est, cela revient à faire porter aux pays du sud de l’Europe, riverains de la Méditerranée (en clair la Grèce, l’Italie, l’Espagne et le Portugal) l’essentiel de la charge de l’accueil pendant que les autres pays regardent ailleurs.
L’obsession de chaque pays étant de ne surtout pas accueillir sur son territoire, s’instaure alors une partie de ping-pong dont les personnes en exil font les frais : la France renvoie ainsi les demandeurs d’asile parvenus sur son territoire vers l’Italie, qui à son tour leur ordonne de quitter son territoire et les renvoie illico vers la France.
Lorsqu’ils arrivent à Faux la Montagne, ces jeunes demandeurs d’asile viennent d’avoir été renvoyés une première fois, par la préfecture de Haute-Vienne, en Italie, qui les a immédiatement chassés vers la France. À leur retour, ils ont pu faire enregistrer une nouvelle demande d’asile mais le droit à l’hébergement et à l’allocation de demandeur d’asile leur a été refusé par l’OFII (Office Français de l’Immigration et de l’Intégration). Et ils sont à la merci d’une deuxième expulsion par la préfecture dont ils dépendent désormais, celle de la Creuse.
Ces mesures, l’expulsion (le langage légal et administratif parle de « transfert » pour mieux masquer la violence des situations) comme le droit à l’hébergement ou à l’allocation, sont encadrées par des lois et règlements, internationaux comme nationaux. Mais les préfectures, ainsi que l’OFII, sont fréquemment hors des clous pour le respect de ces textes, profitant de l’ignorance et de l’isolement des personnes concernées.
Parmi les personnes accueillies, une fait exception : par décision de bon sens, considérant les liens établis depuis le début de son séjour, sa volonté d’intégration, sa participation à la vie locale, son suivi assidu de cours de français et l’engagement d’habitants à lui offrir un contexte favorable, le préfet de Haute-Vienne d’alors, faisant application de la clause discrétionnaire prévue au règlement de « Dublin », lui a, quelques jours avant la date prévue pour son renvoi en Italie, accordé la possibilité de déposer sa demande d’asile en France et d’être pendant ce temps hébergé par des habitants de Faux la Montagne.
Car en effet, les textes n’imposent jamais à la France de renvoyer les demandeurs d’asile et lui donnent toujours la possibilité d’examiner leur demande.
La préfecture de la Creuse aurait été bien inspirée de suivre cet exemple. Cela lui aurait évité une série de condamnations pour illégalité des mesures qu’elle a prises tout au long de l’année 2018. Cela lui aurait évité les fortes mobilisations d’habitants de l’été 2018, le recours désastreux à la violence par les forces de gendarmerie pour défendre des mesures illégales. Cela aurait évité au contribuable les dizaines de milliers d’euros dépensés pour les tentatives de renvoi, le recours disproportionné aux forces de l’ordre, les frais de justice et de condamnation à des dommages et intérêts. Surtout, cela aurait évité d’immenses traumatismes à ces jeunes en pleine reconstruction, ne demandant qu’à s’intégrer à la société dans laquelle ils avaient commencé à construire des liens. Enfin, cela aurait évité de saper auprès des jeunes Français devenus leurs amis le peu de confiance qu’ils pouvaient encore avoir dans les institutions républicaines.
Au lieu de cela, la préfecture de la Creuse a tenté à trois reprises d’expulser chacun de ces jeunes.
La première tentative a eu lieu au mois de février 2018. Sans aucune prise en compte de l’engagement des habitants de Faux-la-Montagne et de leur maire, le préfet ordonnait un premier « transfert » en Italie avec assignation à résidence et pointage régulier à la gendarmerie. Le Tribunal Administratif de Limoges, immédiatement saisi avec l’assistance de Me Toulouse, avocat, prenait alors une décision qui évitera à la préfecture de se fourvoyer plus longtemps et de devoir faire face à une mobilisation citoyenne : par ordonnance du 20 février 2018, il décidait que « le préfet de la Creuse n’a pas, avant d’ordonner le transfert […], procédé à un examen suffisamment circonstancié de la situation […] et a donc commis une erreur de droit ». En conséquence, il annulait les arrêtés préfectoraux et condamnait la préfecture au paiement des frais d’avocat.
Incapable de tirer les leçons de cette première décision, la préfecture a persisté. Arrivée en Creuse au printemps, la nouvelle préfète, Magali Debatte qui, tout au long de son séjour en Creuse s’est acharnée à expulser un maximum de personnes et s’est félicitée de faire « mieux » que les objectifs qui lui étaient assignés par le ministère, a tenté le renvoi d’une deuxième personne, cette fois assorti d’un placement en rétention. Une première convocation en gendarmerie de Royère, accompagnée d’une première mobilisation d’habitants, ne lui a pas permis d’envoyer le jeune en rétention, faute de places disponibles ! Une deuxième convocation en gendarmerie de Felletin deux semaines plus tard, malgré les multiples démarches entreprises entretemps par les habitants de Faux et leur maire auprès de la préfecture, donnait lieu à une forte mobilisation d’habitants tentant de s’opposer au transfert en Centre de Rétention Administrative et aboutissait au gazage général des habitants mobilisés, alors même que, selon l’interprétation de la préfecture, la France allait devenir deux jours plus tard responsable de l’examen de la demande d’asile. Traîné entravé hors de la gendarmerie, frappé par un des gendarmes, le jeune faisait l’objet d’une évacuation rocambolesque et douloureuse vers le CRA du Mesnil Amelot (Cf. IPNS n°65).
La préfète avait alors beau marteler qu’elle appliquait la loi et qu’il était « normal » que le jeune soit renvoyé, elle devait accepter, deux jours plus tard, sa libération par la Police aux Frontières au pied des pistes de Roissy. Et deux semaines plus tard, elle battait piteusement en retraite avant l’audience du 24 juillet 2018 au Tribunal Administratif de Limoges en décidant que l’examen de la demande d’asile relevait désormais de la France !
N’ayant plus lieu à statuer, le Tribunal ne pouvait alors se prononcer sur la légalité des mesures prises. Il l’a fait depuis, par décision du 25 mars 2021 faisant droit à une demande d’indemnisation effectuée par le jeune concerné assisté de son avocat, Me Malabre, en estimant que, dès le 26 mai 2018, la France était devenue responsable de la demande d’asile et que « dès lors, en ne se reconnaissant pas responsable de l’examen de la demande d’asile […] à compter du 26 mai 2018 et, par suite, en prenant le 20 juin 2018 un arrêté prononçant le transfert du requérant aux autorités italiennes, en le convoquant le 9 juillet à la gendarmerie nationale de Felletin en vue de l’exécution de l’arrêté du 20 juin 2018, en ordonnant son placement en rétention […] et, enfin, en le déclarant en fuite, la préfète de la Creuse a commis une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat. »
Ce même tribunal, le même jour, estimait à l’encontre de l’OFII que « alors même que la nouvelle demande d’asile de l’intéressé n’a été enregistrée le 9 novembre 2017 qu’en procédure dite « Dublin » », l’OFII avait « commis une faute en refusant d’accorder les conditions matérielles d’accueil à compter de cette date. » L’OFII était à son tour condamné à verser une indemnité du montant des allocations concernées, complétée par une indemnité au titre du « préjudice moral et des troubles dans ses conditions d’existence ».
N’ayant toujours tiré aucun enseignement, la préfète a tenté deux mois plus tard le renvoi d’une troisième personne, convoquée cette fois à la gendarmerie de Guéret. Même mobilisation de nombreux habitants venus s’opposer au transfert en rétention, même gazage par la gendarmerie, même position intransigeante de la préfète et d’Olivier Maurel, secrétaire général de la préfecture, se sentant obligés de se fendre d’un communiqué de presse comminatoire, indiquant qu’il n’y avait « aucune raison de dispenser ce ressortissant soudanais » de sa « réadmission vers l’Italie » « seule compétente désormais » et qu’un retour sur le territoire après transfert constituait désormais « un délit puni de trois ans d’emprisonnement ». Las, une fois encore, deux jours après son envoi en centre de rétention, la libération était ordonnée par le Juge des Libertés et de la Détention d’Evry et, deux semaines plus tard, le Tribunal Administratif de Limoges jugeait qu’il avait été porté « une atteinte grave et manifestement illégale à son droit, constitutionnellement garanti, de solliciter le statut de réfugié » et enjoignait à la préfète d’enregistrer sa demande d’asile en procédure normale dans un délai de huit jours.
Statuant en référé le 23 septembre 2020, le même tribunal accordait au jeune demandeur d’asile assisté lui aussi de Me Malabre, une provision sur indemnités tant à l’encontre de la Préfecture que de l’OFII.
Puis, le 3 février 2022, il se prononçait sur le fond et rappelait qu’en 2018 « les autorités italiennes, confrontées à un afflux massif et sans précédent de demandeurs d’asile, se trouvaient en grande difficulté pour traiter ces demandes dans des conditions conformes à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile, situation qui était reconnue et déplorée par ces autorités elles-mêmes » et que dans ces conditions, le jeune demandeur d’asile était « fondé à soutenir qu’en ne procédant pas à l’enregistrement de ses demandes d’asile afin de lui permettre de saisir l’Office français de protection des réfugiés et apatrides et en décidant son transfert aux autorités italiennes […]sans mettre en œuvre la clause discrétionnaire prévue par l’article 17 précité du règlement n° 604/2013 du 26 juin 2013, le préfet de la Creuse a commis une erreur manifeste d’appréciation de sa situation au regard des dispositions de cet article, commettant ainsi une illégalité fautive. Par voie de conséquence, la décision par laquelle le préfet de la Creuse l’a placé en rétention administrative le 17 septembre 2018 est illégale et cette illégalité est fautive et de nature à engager la responsabilité de l’Etat. »
Enfin, et tout récemment, par décision du 13 avril 2022, ce même tribunal décidait que c’était à tort que l’OFII avait refusé d’admettre le jeune demandeur d’asile au bénéfice des CMA (Conditions Matérielles d’Accueil) auxquelles il avait droit dès l’enregistrement de sa demande en mars 2018. Il lui reste encore à se prononcer sur le montant définitif de l’indemnisation due par l’OFII, décision qui devrait intervenir dans les prochains mois. Aucune de ces huit ordonnances du Tribunal Administratif, pourtant réputé pour rendre des décisions particulièrement peu favorables aux personnes exilées qui le saisissent, n’a fait l’objet d’un appel, ni de l’Etat, ni de l’OFII.
Ainsi il s’avère que la « loi », sans cesse invoquée dans ces affaires par la préfecture comme par l’OFII pour justifier des décisions inhumaines, a systématiquement été bafouée alors qu’elle était bien du côté des habitants mobilisés pour la défense des droits et des personnes exilées subissant l’acharnement cruel des représentants de l’Etat.
Depuis, ces personnes accueillies à Faux ont obtenu l’asile. Mais dans le même temps, combien d’autres, qui pouvaient y prétendre tout aussi légitimement, ont été empêchées de le faire, faute de bénéficier de connaissances et d’appuis dans la population et ainsi d’un accompagnement humain et juridique ?
Marc Bourgeois