Sur la Montagne limousine les semis s’effectuent classiquement de mi-mai à mi-juin, et ce que l’on constate c’est que les surfaces, encore modestes, augmentent. Il faut dire qu’on part de loin : quelques dizaines d’hectares à partir des années 1950 en Limousin… sans commune mesure avec le pic de 80 000 ha au XIXe siècle (L’agriculture limousine des origines au milieu du XXe siècle, Roger Pouget, 2008). Une précision avant de rentrer dans des chiffres plus actuels : ceux-ci restent difficiles à trouver pour cette culture encore assez confidentielle, non prise en compte en tant que telle par les statistiques nationales. Et les chiffres qu’on trouve peuvent être très différents d’une source à l’autre, en particulier sur les quantités récoltées et importées. En gros, pour l’alimentation humaine la production en France satisferait au mieux 50 % de la consommation. Pour avoir une idée assez juste et précise de l’évolution des surfaces, on peut se caler sur le Registre Parcellaire Graphique, une base de données géographiques (diffusée par l’IGN) servant de référence à l’instruction des aides de la Politique Agricole Commune. Ainsi, on dénombrait en Limousin 3 254 hectares de sarrasin en 2016, et 112 hectares de plus en 2020. Et sur la Montagne Limousine ? Comme approche, les données des 124 communes du PNR de Millevaches indiquent qu’on comptait (seulement) 243 hectares de sarrasin en 2016 sur 31 fermes. Une particularité : cette surface augmente plus vite que dans le reste du Limousin : 72 hectares de plus en 2020 avec 12 fermes supplémentaires, et nul doute que c’est inférieur aux prévisions de semis 2022. Le territoire se distingue aussi par la proportion cultivée en bio : 71 % en 2020 ! Ce sarrasin apparaît très majoritairement destiné à l’alimentation humaine.
La culture est parfaitement adaptée aux sols pauvres et acides du territoire : elle mobilise peu les éléments fertilisants et est ainsi peu exigeante en azote (et même sensible à son excès qui provoque la verse). Elle possède des propriétés agronomiques à redécouvrir et à promouvoir. Son caractère « nettoyant » vis-à-vis des adventices, son cycle rapide (100 à 120 jours), l’absence de ravageurs et maladies en font une bonne « tête de rotation ». En système herbager, le blé noir (autre nom du sarrasin) est généralement cultivé derrière une prairie à renouveler ou une friche pour une mise en culture. Ses propriétés mellifères et sa floraison tardive constituent une ressource de nectar et de pollen attirante pour les abeilles et autres pollinisateurs. Peu exigeante en temps de travail, avec peu de charges et une valorisation intéressante surtout en bio pour l’alimentation humaine, la culture a donc aussi un vrai intérêt économique et est une piste intéressante de diversification au sein des fermes.
Le blé noir a beau être adapté aux sols du Plateau, il conserve quand même ses « exigences ». Ainsi, la plante est sensible au gel en début de cycle, sa floraison longue et échelonnée a pour conséquence une maturité des grains peu homogène qui complique le choix de la date de moisson d’autant plus que celle-ci est tardive et qu’il faut composer avec les pluies possibles.
Autre singularité, la capacité du « sarrasin de Tartarie », la variété historiquement présente sur le Plateau, à réapparaître et à jouer les « trouble-fête ». Effectivement, les grains de cette variété fourragère ne figurent pas parmi les attentes des acheteurs professionnels pour l’alimentation humaine.
La variété la plus prisée, donc la plus cultivée y compris sur le territoire ces dernières années, est « La harpe », une variété à petits grains (il existe des variétés dites « à gros grains ») qui est d’ailleurs la variété exclusive de « La farine de blé noir de Bretagne IGP ». Toutefois, sur le Plateau la variété rustique « Petit gris » séduit de plus en plus ; elle est par exemple utilisée (non maltée) pour les 2 bières à base de sarrasin du Plateau de la « Brasserie des Anges ». Bref, ces éléments ont amené un groupe d’une dizaine de producteurs de blé noir en bio sur la Montagne limousine a travaillé sur les modalités de culture depuis 2016. Avec l’appui de différents partenaires (Parc, Creuse Grand Sud, Fédération des Civam en Limousin, Chambres d’agriculture 19 et 23), ont été organisés des temps d’échanges sur les parcelles, du suivi de parcelles, une fiche itinéraire cultural, des commandes groupées de semences. Des essais en plein champ ont également été conduits : 4 modalités de travail du sol (2017), 5 modalités de densité de semis (2018), test de 3 variétés (2019), 3 modalités de dates de semis (2021). Aujourd’hui, les aspects techniques de la production et de la récolte sont plutôt bien maîtrisés même si les rendements sont très dépendants des conditions climatiques (ainsi 10 à 15 quintaux / ha en bio apparaît comme un rendement moyen).
À la question posée « Vous avez de la farine locale ? », on est bien obligé de répondre « très peu en fait », surtout pour le particulier… en tous cas pour le moment. Ceci dit, on trouve sur les marchés, à la ferme ou encore dans les épiceries, des produits à base de blé noir cultivé et transformé sur la Montagne limousine comme des galettes, bières, biscuits sucrés ou salés. Le principal facteur limitant du développement d’une filière locale concerne l’accès facile pour les producteurs (souvent de surfaces limitées) à des outils performants de transformation bien sûr, mais aussi de séchage, triage, stockage des grains. Aujourd’hui, l’essentiel de la production est vendu en grains séchés-triés sur des circuits longs. La récolte tardive sur le Plateau (de septembre à novembre) rend quasi-indispensable le séchage rapide après moisson.
Au-delà de 16 % de taux d’humidité, la récolte peut moisir et rancir en quelques jours et donc être invendable : l’objectif est de ramener ce taux à 11-12 %. Le tri fin pour écarter les autres graines (comme les grains de blé restés dans les moissonneuses) est aussi une étape nécessaire pour répondre aux exigences des moulins et consommateurs sans gluten. Quelques fermes ou autres structures, sur le territoire ou à proximité, disposent d’équipements, mais le dimensionnement, l’efficacité des outils ou encore leur non-agrément en bio, ne permettent pas d’envisager un accès plus large et une plus grande diversité de produits.
Les choses sont en train de changer. Ainsi, en Corrèze une ferme de Peyrelevade va disposer au sein de son moulin d’une ligne dédiée au sarrasin pour produire de la farine bio locale qui permettra de proposer du pain. En Creuse, dans la continuité du travail avec le groupe de producteurs déjà cité, une unité agréée en bio de séchage, triage, stockage, transformation se met en place sur une ferme à La Nouaille. Cet outil sera accessible aux producteurs qui le désirent. L’idée est de proposer un maximum de la récolte plus localement en allant jusqu’à la farine et aux grains décortiqués. Une étude de marché réalisée fin 2021- début 2022 dans un rayon de 2 heures de route autour de La Nouaille confirme l’intérêt des acheteurs professionnels, avec un point de vigilance : celui d’assurer la logistique de livraison (un sujet qui ici n’est d’ailleurs pas l’apanage du sarrasin). La mise en place de ce type d’outil est un engagement fort pour les agriculteurs portant les projets, et pas uniquement financièrement (en dépit d’aides financières publiques, pas si simple à obtenir d’ailleurs). À La Nouaille, l’outil est conçu pour pouvoir travailler d’autres graines en bio, assez peu cultivées sur le territoire jusqu’à présent (chanvre, cameline, lentille par exemple). Au-delà de contribuer à la viabilité économique de l’outil, il s’agit de favoriser une diversification sur les exploitations agricoles bio en phase avec les attentes environnementales et les celles des mangeurs.