"J’espère que ce film incite à réfléchir aux choix de vie de tout un chacun et à leurs conséquences »
Audrey Ginestet : Quand j’ai vu la manière dont elle était traitée immédiatement après son déclenchement, j’ai été choquée par l’emballement médiatique qui, parfois jusqu’à la diffamation, faisaient de mes connaissances des terroristes et de mauvaises caricatures de révolutionnaires. J’ai tout de suite pensé que j’étais au bon endroit, à la bonne distance pour raconter de l’intérieur ce qu’ils vivaient et qui n’avait à peu près rien de commun avec ce qui était exhibé. J’ai compris qu’un des principaux champs de bataille de cette histoire concernait les mots. Les mots qui les accusent, « groupe à vocation terroriste, association de malfaiteurs, sabotage, manifestations violentes… ». Il y avait également les mots qu’ils sont accusés d’avoir écrits (L’insurrection qui vient, signé du comité invisible, éd. La Fabrique), les mots avec lesquels ils et elles vont être capables de reformuler la situation, de se défendre et aussi les mots qu’ils ne disent pas.
Le bon endroit vient de mon lien avec Manon. Nous nous faisons confiance l’une l’autre et je dirais que c’est sur cette confiance que le film repose. J’ai cherché le bon endroit compte tenu de la gravité de ce qu’ils traversaient. Certains des inculpés risquaient jusqu’à 10 ans de prison. Eux et leur entourage ont été suivis, mis sur écoute par la police pendant de nombreuses années. Je ne voulais pas que ma caméra puisse être ressentie comme intrusive, indiscrète ou qu’elle apporte une quelconque gêne dans ce moment délicat qu’était la préparation au procès. J’avais par ailleurs décidé d’emblée d’écarter du film la question de leur culpabilité – question qui occupait la police, la justice et les médias – et c’est la raison pour laquelle j’ai voulu formuler le verdict dans le titre du film. Durant les 10 ans qu’ont duré l’instruction, les inculpés ont fait en sorte de contrôler leurs apparitions afin d’apparaître aussi peu que possible dans les médias et uniquement pour les besoins de la défense. Bien que mon lien intime avec certains d’entre eux apparaisse dans le film, j’ai cherché à me tenir à la distance qui respectait leur attitude propre, leurs choix vis à vis de la représentation de l’affaire.
Les arrestations puis les mises en détention provisoire qui ont suivi ont fait un tel bruit que lorsque les mis en examens ont été libérés, nombreux sont ceux qui ont pensé que l’affaire était terminée. Alors que tout cela ne faisait que commencer. On a tendance à penser que la peine c’est le verdict, la prison, etc. Dans ce cas précis et sûrement ailleurs, c’est aussi et surtout l’instruction, menée exclusivement à charge et les 10 ans qu’aura duré l’affaire. Mais pour revenir au processus qui précède le tournage, je me suis intéressée de près à la défense collective qu’ont menée les inculpés (ils étaient 9 au départ) dès qu’ils ont pu sortir de prison en 2009. Ils ont entrepris de communiquer aux media les failles de l’enquête, ce qui s’est révélé payant car, très vite, la presse a changé de discours à leur endroit. En 2017, ils réussissent à faire tomber définitivement les charges terroristes qui pèsent sur eux, et apprennent qu’un procès va bientôt avoir lieu. Manon m’informe alors que des répétitions sont prévues avec son avocat. Je décide de filmer cela. Finalement ces répétitions n’ont pas lieu et je me rends à Tarnac pour filmer le groupe de défense autour de Manon, puis je propose à Manon, Benjamin et Yildune, d’organiser une répétition filmée (qui aura lieu deux semaines avant le procès). À l’image, je souhaitais quelque chose de sobre car il fallait éviter le plus possible que cela fasse « vrai tribunal ». Dans ce dispositif, je souhaitais qu’ils puissent tester et éprouver chacun(e) à sa manière, mais ensemble, leur défense politique – défense qui bien sûr comportait des risques.
Je m’interroge encore aujourd’hui sur le statut de ces séquences particulières dont le sens et la fonction ont bougé avec le montage. Je ne pense pas que j’aurais filmé les audiences si j’avais pu le faire (il faut rappeler qu’en France les audiences, à de rares exceptions près, ne peuvent être filmées) car c’étaient les préparations qui m’intéressaient, pas le show. Aussi, je pressentais que le tribunal ne serait pas le lieu du procès politique tant attendu. La juge a soigneusement évité de s’aventurer sur ce terrain pour s’en tenir prétendument aux faits. Avec le temps, j’ai découvert que les séquences de répétitions que j’avais filmées étaient le lieu d’une tout autre parole : vraie, sincère, avec des émotions spontanées, qui est l’antithèse de ce qui s’est passé au tribunal. J’espère que le film permet aux convictions politiques de devenir sensibles, audibles, de prendre chair.
En voyant le film, les avocats m'ont dit qu'il montrait l’appropriation du dossier d’instruction par les accusés eux-mêmes. Pour avoir suivi de près tous les rebondissements de cette affaire, je peux dire que la relaxe provient de cette appropriation – légalement réservée aux professionnels de la défense – par les inculpés.
Pour plusieurs raisons. J’ai vite découvert en la filmant, qu’il se passait quelque chose entre ma caméra et elle, comme une vibration, un courant qui passe et qui peut toucher les spectateurs. Durant les 10 ans de l’affaire, Manon n’a fait aucune apparition médiatique, elle est restée en deuxième ligne, mais le moment du procès l’oblige à s’exposer et à redéfinir sa défense. C’est ce qui m’intéressait. Aussi, Manon tenait à ce que soient gardées des traces de ce combat afin que cela puisse servir à d’autres qui sont engagés dans des luttes semblables. C’est la raison pour laquelle elle a consenti à être filmée et a trouvé le courage de se montrer dans des moments de grande vulnérabilité.
C’était une manière de répondre à une accusation très forte – même si elle ne figurait pas en tant que telle dans les chefs d’inculpation – relative à la façon dont les personnes incriminées ont choisi de conduire leur vie. Il me semblait important, non pas de chercher à les innocenter, mais de montrer sur quelles vies, quels mondes, quels paysages l’accusation avait été portée. Manon n’a rien d’une figure stéréotypée de révolutionnaire ou d’intellectuelle, elle est tout entière dans la vie qu’elle a choisie : avec les enfants du village, avec ses amis, avec les réfugiés qu’elle accueille, à l’épicerie, à la ferme, ou sur scène comme musicienne… En somme, son engagement politique est profond et incarné dans toutes les choses qu’elle fait, c’est ce qui la rend cinégénique.
Ce n’est pas un film-dossier sur le procès ni sur Tarnac en général, et ce n’est pas non plus la belle et triste histoire de Manon. Cette situation et ces personnes permettent d’approcher d’une manière que j’espère non simplificatrice ce que cela signifie de chercher à construire une existence en dehors des impératifs dominants, de chercher des pratiques quotidiennes qui ouvrent sur d’autres possibles. Mais cela prend un sens et une tension particuliers dans le contexte de la construction de la réponse à une attaque frontale et brutale des forces policières, politiques et médiatiques et en ne disposant pas du soutien de défenseurs sur lesquels on aurait cru pouvoir compter. J’espère que Relaxe incite à réfléchir aux choix de vie de tout un chacun et à leurs conséquences.