Le grand écrivain André Malraux bénéficie d'une aura assez consensuelle, du fait de son œuvre littéraire, mais aussi de sa participation à de grandes épopées tragiques, telle la guerre civile espagnole ou la Résistance. Un brillant anti-colonialiste et antifasciste en somme. Tout le monde a en tête son discours grandiloquent lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon en 1964. Toute sa vie n'est qu'un roman ! Pourtant son rôle dans la Résistance en Limousin apparaît comme une mystification totale qui ne résiste pas – justement - à l'analyse historique. Récit d'une grande imposture.
Dans sa biographie quasi officielle, nous apprenons que Malraux rejoignit la Résistance-maquis en mars 1944 aux confins du Lot, de la Dordogne et de la Corrèze. Engagé volontaire en 1940, il fut blessé, puis s'évada d'un camp de prisonniers près de Sens. On sait qu'ensuite il se réfugia « dans le midi ». Mais que fit-il jusqu'en 1944 ? Probablement des séjours en Corrèze chez Colette de Jouvenel, fille de l'écrivain Colette et d'Henry de Jouvenel. Colette de Jouvenel entretenait en effet des liens amicaux avec Josette De Clotis, femme de Malraux. Depuis Curemonte et Beaulieu-sur-Dordogne, en Corrèze, cette Colette n° 2 fut une authentique résistante, accueillant notamment des enfants et réfugiés juifs, comme des résistants pourchassés.
Les trois frères
Chez André Malraux, rien de tout ça. Mais ami d'une grande et authentique résistante, voilà bien une belle breloque, une sorte de gage dont Malraux usera largement pour sa légende personnelle. Dans le même temps, œuvre en Corrèze un certain « Berger », dont le rôle consiste à assurer les contacts avec les alliés à travers le S.O.E, les services secrets britanniques, chargé entre autres des parachutages. Ce « Berger » était en fait Roland Malraux, demi-frère d'André, qui est arrêté par la Gestapo le 25 février 1944 à Brive, déporté en Allemagne, au camp de concentration de Neuengamme où il mourra le 3 mai 1945 dans le bombardement par les alliés d'un navire prison, près de Lubeck. Un autre demi-frère Malraux, Claude, joua alors un rôle assez comparable en Normandie. Arrêté lui aussi en février 1944, il aura le même destin que Roland : déporté au camp de Rossen où il meurt en septembre 1944.
Est-ce le sort tragique de ses frères qui poussa André à rejoindre la Résistance juste après leur arrestation ? Il est très difficile de le savoir puisque le récit fait par André Malraux dans le tome I de ses Anti-mémoires commence le 22 juillet 1944 quand il fut blessé et capturé près de Toulouse, où il voulait rejoindre le chef régional FFI, Serge Ravanel. Mais de mars à juillet 1944 qu'avait-il bien pu faire ? On peut lire le témoignage d'un des chefs FFI de Corrèze, Roger Lescure, dans l'ouvrage Maquis de Corrèze (1971). Le résistant évoque André Malraux en ces termes : « Contrairement à son frère, Malraux, depuis une longue période, coulait des jours paisibles au Château de Saint-Chamant, près d'Argentat ». Là il côtoyait la fine fleur des pétainistes voire des collaborateurs locaux, dont le notaire Desclaux. Dans le même temps, Jean Moulin mourait sous la torture. Ce qui fait dire à Lescure que la Résistance a ignoré André Malraux « comme celui-ci ignora la Résistance avant le 6 juin 44 » (jour du débarquement allié).
Résistant de la 23ème heure
Commencent alors à circuler des rumeurs concernant l'existence d'un personnage se faisant appeler « colonel Berger », se disant chef régional FFI. Rappelons que ce pseudo avait été celui de Roland Malraux, ce qui a de quoi intriguer. Un autre chef de la Résistance corrézienne, André Odru, raconta ainsi que « Berger » entretenait la confusion en réclamant auprès de plusieurs maquis corréziens qu'ils se mettent directement sous ses ordres. Après enquête, le « vrai » chef des FFI, le colonel Rivier (Maurice Rousselier), déclara à son état-major : « Vous n'avez d'ordre à recevoir que de vos chefs respectifs » et pas de « Berger », qui n'a aucun fonction, aucun commandement. Dès lors, des résistants sont chargés d'inviter André Malraux à déguerpir. Quand ils arrivent au château de Saint-Chamant, ce dernier a fait de lui-même place vide en prenant la direction de Toulouse.
La suite est intéressante, car André Malraux fut bien un des créateurs en septembre 1944 de la Brigade Alsace-Lorraine de la nouvelle armée nationale. S'il ne fut donc pas un résistant de « la 25ème heure » , il le fut peut-être bien de la 23ème.
Quand Malraux écrira que, dans la Résistance, il « avait épousé la France », on peut se demander s'il s'agissait d'un mariage de cœur, de raison, d'argent ou d'opportunité. Toujours est-il qu'il n'a jamais évoqué ses frères déportés, et qu'encore aujourd'hui beaucoup de monde, y compris dans le milieu de la mémoire résistante, ignore qu'il y eut en Corrèze deux Malraux. Et comme André n'a jamais rien fait pour dissiper la confusion, au contraire, il n'est pas exagéré de parler d'imposture.
Michel Patinaud