Ce jour, vendredi 1er novembre 1940. Il est 13h30. Une voiture de l'armée allemande arrive au village, deux officiers de police en descendent… Ils se dirigent vers le domicile du maire Eugène Jambois, s'arrêtent quelques instants. L’un d'eux s’avance, frappe à la porte, puis reprend sa position à côté de son collègue. La porte s’ouvre, le maire apparaît. Les deux policiers tendent le bras (signe du salut hitlérien). Sans s'émouvoir, Eugène Jambois les invite à entrer dans sa maison, l'entretien est de courte durée, tous trois ressortent et se dirigent vers la mairie. Ordre est donné à Charles Boubel, premier adjoint, de les rejoindre.
L’arrivée, soudaine, des policiers allemands suscite l'inquiétude parmi la population. On s'interroge, des rumeurs circulent : dès juillet 1940 l'administration française est remplacée par une administration allemande qui très tôt décide de germaniser ce qu'elle considère comme un territoire conquis définitivement. Les départements de la Moselle, du Bas-Rhin et Haut-Rhin sont annexés, rattachés à l’Allemagne nazie. Déjà, Juifs et Français de l'intérieur sont expulsés.
C'est le jour de la Toussaint. Il est 14h, les gens se rendent à l'église. L'épouse du maire, le visage empreint de tristesse, y entre à son tour. Il est 15h à la sortie des Vêpres, nous apercevons Eugène Jambois, flanqué d'un policier allemand venir à notre rencontre. Son visage anxieux n'échappe à personne, nous redoutons le pire… Nous l'écoutons.
Conformément aux décisions des autorités allemandes, tous les habitants du village seront expulsés avec 30 kg de bagages par personne à une date non encore fixée. C'est la consternation. Il faut partir et tout laisser !
Les chefs de famille doivent se rendre à la mairie. Les policiers allemands procèdent déjà au recensement des personnes.
Alors commencent les jours d'attente, les familles deviennent de plus en plus angoissées ; chacune, chacun pense déjà au moment où il faudra tout quitter, la maison si riche de souvenirs, les morts, l'église, les champs et aussi les bêtes dans les étables...
On fait ses préparatifs, on emballe du linge, des vêtements, quelques provisions. Les sacs sont bouclés, puis défaits le lendemain pour remettre autre chose à la place. Il faut beaucoup de temps aux parents pour se décider à choisir entre ce qu'ils doivent abandonner et ce qu'ils peuvent emporter.
Pendant la nuit, on enterre du petit matériel, des outils, des harnachements, de l'alcool (mirabelle), on dissimule dans des caches toutes sortes d'objets familiers : vaisselle, ustensiles de cuisine, bibelots, tableaux, etc. Des repères sont établis pour les retrouver au retour.
Le 10 novembre vers 15h, un car s'arrête sur la place, des jeunes Allemands en uniforme kaki, brassard à croix gammée, en descendent. Une pelle-bêche sur l'épaule ils se dirigent vers l'école pour y établir leur campement. Matelas et sommiers sont réquisitionnés, qu'importe, tout va rester dans les maisons (…).
Le 16 novembre, nous apprenons que le départ est fixé au lendemain matin. C'est un dimanche. Au réveil, la douleur de quitter notre village nous étreint, très tôt nous nous levons, avant de partir il faut abreuver les chevaux, les vaches et les autres animaux. Nous remplissons à ras-bord les râteliers et les crèches de foin, la litière est largement pourvue. Un dernier regard d'admiration à ces bêtes, désormais, d’elles aussi il faut se séparer.
Le temps se met à l'unisson, il pleut à verse, et il fait sombre. Déjà les cars et les camions arrivent ; les policiers allemands vont de maison en maison, établissent à nouveau les renseignements concernant l'identité de chaque famille, ils inscrivent également le nombre de bêtes restant dans les étables. Une grange est désignée où l'on doit rassembler les bagages. Des hommes sont requis pour le chargement : le chauffeur allemand dont le camion n'est pas rempli, demande à l'un d'eux s'il n'a pas quelque chose à ajouter : ce dernier s'empresse d'aller jusqu'à sa maison et revient avec sa bicyclette, elle lui sera bien utile par la suite !
[Le transport entre la Loraine et le Limousin dure plusieurs jours et passe par Nancy, Dijon, Lyon, Saint-Étienne, Guéret et Limoges. Les différentes communes sont réparties dans des communes limousines : les expulsés de Moncourt (57) sont installés à Compreignac, Chaptelat et Bonnac-la-Côte, ceux de Donnelay (57) à Saint-Léonard-de-Noblat, Sauviat et Moissannes, ceux d'Ommeray (57) à Saint-Denis-des-Murs, Masléon et Bujaleuf, ceux de Gélucourt (57) à Eymoutiers. Les derniers du voyage, les 116 habitants de Ley arrivent à Peyrat-le-Château.]
Il est 20h30, le tramway arrive, c'est l'embarquement, le dernier bout de voyage, ce sera le plus mouvementé ! La ligne épouse les sinuosités de la route, ça brinquebale dans les virages, la descente sur Peyrat est commencée, encore quelques secousses ... Nous atteignons les faubourgs, le tramway commence à ralentir, un dernier virage, et s'arrête à la gare [de Peyrat]. Enfin, le voyage est terminé, nous descendons.
Et là, surprise, nous ne sommes plus seuls. Les habitants sont venus nombreux nous accueillir. autour de leur maire délégué, Jacques Planchat et son conseil, l'abbé Malagnoux, curé de Peyrat, les enseignants et enseignantes. Chacun, chacune, nous aident à porter nos bagages et nous conduisent vers les hôtels ; nous sommes attendus, un repas nous est servi. La plupart d'entre nous y passeront la nuit et les jours suivants, d'autres sont conduits chez l'habitant (un témoin affirme : « Je suis arrivé, la bouillotte était dans le lit »).
Quel réconfort, quelle générosité, quel accueil chaleureux de la part de ces gens aux mains tendues, et au cœur si généreux !
Dès le lendemain, les familles, aidées par la municipalité, se sont mises à la recherche d'un logement. Chacune a pu se loger assez rapidement. Compte-tenu du confort de ce moment là, le mobilier en était restreint, le poêle à bois servait aussi de cuisinière, le combustible se trouvait facilement, la région étant bien pourvue en forêts.
Une école lorraine s'est ouverte dans une salle de l'hôtel du Champ de Foire. Mlle Odile Barbe, institutrice de la région messine, en était la directrice. 34 élèves ont occupé ses bancs. Bien que n'étant pas incorporée aux écoles peyratoises, l'école des Lorrains y fut associée à chaque rassemblement patriotique et à l'occasion des fêtes sportives. Mlle Odile Barbe devait nous quitter le 24 avril 1941. Nous avons regretté son départ, aujourd'hui encore nous évoquons son souvenir, et une fête de Saint Nicolas, inoubliable, qu'elle avait organisée en présence de nos parents. Elle fut remplacée par Mlle Marguerite Louis, institutrice à l'école de Ley, expulsée dès le mois d’août 1940, qui retrouvait son école a Peyrat.
La population lorraine s'est bien intégrée dans la cité limousine, surtout les plus jeunes. Des relations amicales s'établissent aussitôt, la cohabitation est parfaite, les gens se rencontrent, s'attardent à bavarder de petits faits vrais qui font la trame des jours, un quotidien simple mais harmonieux.
Nous avons participé à la vie religieuse, l'office de 10h30, constituant la messe dominicale, nous réunissait tous. Nous avons partagé des moments importants de notre vie : la première communion, la confirmation, la joie et l'espérance des nuits de Noël. Lors de la Fête-Dieu, fête liturgique de l'année, des processions nous conduisaient jusqu'aux reposoirs érigés à la Tuilerie, dans la rue Barlet et au Marche-Dieu. Dans l’épreuve et le danger, les hommes resserrent leurs liens et prient.
Les points de rassemblement des Lorrains se situent invariablement au café Monteil et sur le banc devant le garage Ratat. On y commente, à voix basse, les communiqués de la radio anglaise et les informations. « Ici Londres, les Français parlent aux Français ». « Ici Londres » hantait nos cœurs et nos raisons ! Qui, loin du pays natal, ne revoit en pensées son clocher, si modeste soit- il ?
La vie à Peyrat était très active ; le cœur de cette activité était la place de la gare, occupée presque journellement par les exploitants forestiers à charger les grumes sur les wagons. L'arrivée et le départ deux fois par jour du tramway, les gens qui partaient ou arrivaient de Limoges et d'ailleurs, créaient une certaine animation dans le centre bourg. C'était aussi les rendez-vous de notre jeunesse les soirs d'été...
À la gare, les commerçants venaient chercher leurs marchandises, les exploitants agricoles étaient contraints d'apporter le tombereau de pommes de terre imposé par le ravitaillement. En prévision de l'hiver, la corde de bois était livrée chez l'habitant. Les artisans avaient des journées de travail bien remplies, leurs soucis permanents en étaient les bons d'achat, trop restreints, attribués à leur profession pour le fer, l'acier et encore plus le charbon (maréchaux-forgerons et charrons notamment). À défaut de carburant, les garagistes se sont trouvés dans l'obligation d'équiper leurs véhicules au gazogène (le gaz du charbon de bois remplaçait 1'essence), une modification qui ne fut pas sans apporter quelques aléas ; elle eut toutefois le mérite de garder à l'automobile toute sa disponibilité.
Pendant la durée de la guerre, l'association sportive était vivante. Dirigée par un président dévoué, Henri Ortavant, un secrétaire très actif, Jules Visse ; tous deux n'ont pas ménagé leur peine pour que vive l'ASP ! C'était l'époque du foot, cinq Lorrains ont joué dans les équipes, les déplacements s'effectuaient en camion bâché, équipé aussi au gazogène : René Serru était leur fidèle transporteur.
Un passionné (du foot) a effectué de nombreux déplacements aller retour en vélo, il fallait du muscle aux mollets pour pédaler jusqu'à Faux-la-Montagne, jouer le match, et revenir.
Que dire des foires, sinon qu'elles drainaient une foule importante à Peyrat. C'était un jour de fête. Les éleveurs occupaient le champ de foire avec les animaux de la race limousine, les magasins et autres ambulants étaient assez bien achalandés. Toutefois, le commerce se trouvait contrarié par l’obligation, là aussi, de fournir des bons d'achats, pour un pantalon, une chemise, une paire de chaussures, une poignée de clous. De la campagne, on venait à la foire à pied, à bicyclette, ou avec les bœufs que l'on laissait chez le maréchal afin de les ferrer. Ce jour là, l'artisan était à l'ouvrage, sa boutique ne désemplissait pas. Une rencontre entre amis qui finissait, très tard, autour d'un verre au café du coin.
Nous avons eu le privilège d'habiter une région qui n'a pas trop souffert du manque de ravitaillement, grâce à la complicité des fermiers environnants et aussi des commerçants (bouchers et boulangers). Dans la limite de leurs possibilités, ils ont assuré le surplus aux tickets d'alimentation qui nous étaient octroyés. À l'épreuve des privations les sentiments ne meurent jamais. Contraints par les lois de la guerre, Limousins et Lorrains ont partagé leurs peines. Les uns par la retenue de leurs prisonniers en Allemagne, les autres par le déracinement de leurs foyers.
Tous ces faits et gestes marquent la vie d'une cité, d'un homme, d'une femme.
Roger Lefevre