Nous avons eu l’occasion d’enquêter sur le projet d’extension de Farges Bois à Egletons dans un numéro précédent (voir IPNS n°84). Depuis, nos journalistes ont pu recueillir de nouveaux éléments, ce qui nous donne une vision plus fine du projet d’extension. En 2026, Farges Bois projette de transformer plus de 600 000 m³ de bois résineux par an. Ce chiffre continuerait d’augmenter jusqu’en 2030. Nous avons fait un calcul pour comprendre ce que ce chiffre représente en termes de coupes et d’emprise foncière. Pour alimenter son usine, Farges Bois devra couper 1 300 hectares par an, dans des forêts dites « à maturité économique » (en réalité, des forêts, essentiellement de douglas encore très jeunes, entre 40 et 60 ans) ce qui représente une zone d’emprise foncière de 60 000 hectares de plantations résineuses. Autrement dit, 60 000 hectares de forêts, sur un cycle d’une cinquantaine d’années, sont exclusivement dédiées à alimenter un unique site de production. Aujourd’hui, sur l’espace du Parc naturel régional (PNR), environ 1 million de m³ de résineux sont coupés en scierie chaque année. Faisons l’hypothèse que Farges s’approvisionne à 50% sur ce territoire. Dans ce cas, il représenterait, à lui seul, 30 % des prélèvements. Ces chiffres vous donnent le vertige ? C’est normal ! Avec un tel volume d’exploitation, cette scierie deviendrait la plus grande scierie de France, un objectif clairement affiché par l’industriel Piveteau
Mais la folie des grandeurs du groupe Piveteau ne s’arrête pas aux frontières de la Corrèze. En 2021, le site historique du groupe, à Sainte-Florence en Vendée, s’est doté d’une sixième presse à granulés pour produire quelques dizaines de milliers de tonnes supplémentaires. Dès lors, le site vendéen a besoin d’encore plus d’énergie. D’ici la fin de l’année 2024, l’usine de Vendée prévoit de construire une chaudière à co-génération CSR, pour « combustibles solides de récupération ». Encombrants, déchets d’activités économiques, mobilier, de nombreux déchets pas toujours recyclables pourraient trouver un débouché dans cet incinérateur déguisé. La chaudière de Piveteau engloutirait 33 000 tonnes de déchets par an.
À l’horizon 2026, le groupe Piveteau Bois, à l’échelle de 3 sites (Égletons, Sainte-Florence en Vendée et un site en Pologne) prévoit d’augmenter ses capacités de production de 40 %, à travers le développement de sa production de granulés mais aussi la croissance de ses deux produits phares en bois de construction : 50 % d’augmentation pour le lamellé-collé et 250 % de croissance du CLT, sa technique de lamellé-croisé visant à édifier de très grands bâtiments en ossature bois. Les ambitions de Piveteau sont claires : développer le bois énergie et répondre aux besoins des industriels du bâtiment dans des projets de construction pharaoniques, bien loin des usages les plus courants et des besoins des populations locales. Piveteau ne s’intéresse qu’aux grands marchés.
Le second titan qui lorgne sur nos forêts, c’est l’entreprise Biosyl, qui souhaite s’installer à Guéret. Ses usines ne fabriquent rien d’autre que des pellets. Si Farges se targue de « valoriser » ses déchets de sciage en fabriquant des pellets (bien qu’il soit n°1 de pellets en France, ce qui pourrait nous questionner sur le fait qu’il ne s’agisse que de « co-produits »), Biosyl utilise des arbres non sciés. Ce groupe est déjà propriétaire de deux usines, dans la Nièvre et dans la Loire, qui produisent au total plus de 200 000 tonnes de pellets par an. L’association Canopée a déjà documenté les déboires de ces usines sur le massif du Morvan, constatant que l’essentiel du bois provenait de coupes rases et que des chênes centenaires valorisables en bois d’œuvre étaient transformés en granulés. À Guéret, l’usine prévoit de produire 85 000 tonnes de pellets par an (pour 180 000 m³ de prélèvement), dont 80 % proviendrait de feuillus.
Si les plantations résineuses sont déjà surexploitées ici, ce n’est pas le cas des forêts de feuillus qui sont moins adaptées au calibre des industries. Ce sont ces bois qui permettent à quelques petites scieries de survivre, parce que l’industrie délaisse ces arbres parfois trop tordus, plus anciens sur nos massifs et donc souvent trop gros pour des unités exclusivement dédiées aux résineux de moins de 60 cm de diamètre. Mais le bois énergie permet de faire feu de tout bois ! Quels que soient le calibre, la forme, la taille, tout peut être broyé et recompacté, laissant derrière les coupes rases, le champ libre aux subventions du plan France Relance pour planter du résineux en monoculture. Si nous avions l’impression que Biosyl et Farges faisaient leur beurre sur deux secteurs différents, ils font finalement partie d’une même logique extractiviste qui fait se succéder coupes rases et plantations, et qui convertit des forêts de feuillus en forêts plantées en monoculture résineuse. Pendant la conversion des forêts, le bois jusqu’alors non adapté à l’industrie se retrouve dans des usines à pellets plutôt que chez un scieur qui en ferait une pièce utile pendant des décennies, voire des siècles.
Biosyl s’est fait l’allié de l’un de nos acteurs préférés dans la région, la coopérative Unisylva, réputée pour ses nombreuses coupes rases sur le territoire, comme à Sornac à la mi-février. En effet, Unisylva est actionnaire dans le projet Biosyl à Guéret. En contrepartie de son apport financier, Unisylva fournira au moins 51 % de la ressource à l’usine. Tout porte à croire qu’Unisylva continuera comme avant : couper à blanc et proposer de replanter derrière. En avril 2021, à la suite d’une mobilisation sur la commune de Faux-la-Montagne, l’ancien directeur d’Unisylva avait déclaré qu’il n’y aurait plus de coupes rases cette année-là, car, «il y a un volume de marché. On ne peut pas couper plus que ce que l’industrie est capable de consommer. Par contre, on peut avoir un effet visuel qui donne cette impression. » En participant à augmenter ce volume de marché, il paraît évident qu’Unisylva intensifiera les coupes ! Un effet qui ne sera pas que « visuel », donc.
Sur le PNR, nous avons une superficie de 163 800 hectares de forêt. Celle-ci est presque autant résineuse que feuillue. C’est une forêt jeune, nous l’entendons souvent… simplement, elle est de plus en plus « exploitable ». Elle est jeune mais elle arrive à « maturité » économique. Dès lors, les industriels se ruent dessus pour en extraire un maximum de valeur économique. À force de gérer la forêt du Plateau comme un gisement, il est fort probable que d’ici une dizaine d’années, les unités industrielles aient du mal à trouver de la ressource. Qu’importe, le bénéfice aura été engrangé, et les petites scieries auront fini de disparaître, concurrencées dans leur approvisionnement par les gros.
Les données de l’inventaire forestier de 2023 démontrent bel et bien que l’on perd du volume de bois sur le territoire. Autrement dit, le volume de prélèvement excède la production de bois des forêts du parc. Farges et Biosyl convoitent une ressource déjà surexploitée, déjà en perdition.
Nous l’avons dit, les mobilisations et les réunions publiques se multiplient. Des deux côtés du massif forestier limousin, des habitant.es s’organisent. Après des années de mobilisation, le 25 janvier 2024, le tribunal administratif de Limoges a annulé le changement de PLUi entrepris par la communauté de communes Ventadour-Egletons-Monédières. En effet, l’AssoCitra et le collectif Méga-Scierie non merci (ex Sauvons La Goutte Molle) ont démontré la présence de zones humides et d’habitats à haute valeur écologique sur la zone d’extension, mettant en péril le projet d’agrandissement de Farges Bois. Mais pour l’instant, ni l’industriel ni la Com’Com n’ont renoncé publiquement à ce projet. Rien n’indique que Farges ait abandonné.
À Guéret, l’heure est au passage en force. Malgré une réunion publique du 30 octobre 2023 où la députée Catherine Couturier alertait les pouvoirs publics sur les dangers liés à l’installation de l’usine Biosyl (200 personnes), malgré l’avis négatif des élus de la ville de Guéret le 16 novembre 2023, malgré une manifestation le 2 décembre 2023 contre l’enregistrement de l’installation de l’usine sans étude d’impact ni enquête publique, puis une réunion publique le 28 janvier 2024 (500 personnes), la préfète s’entête. Mais les opposants aussi : le 7 février, l’association Canopée et France Nature Environnement Creuse ont déposé un recours contre le permis de construire accordé à Biosyl. Il semblerait que l’emprise au sol est telle que le projet doit être soumis à une étude d’impact. De plus, l’implantation de l’usine pourrait là aussi impacter des zones humides. L’agglomération du Grand Guéret, qui soutient le projet depuis le départ n’a pas encore voté la vente des parcelles. Encore un levier pour exercer une pression populaire ?
Face à l’absence de débat concernant ces projets, des habitant.es s’organisent. En Creuse, certain.es appellent à des assises départementales de la forêt pour donner une autre direction à la sylviculture. En janvier, plus de 100 personnes représentant 24 collectifs se sont réunies pour s’organiser contre ces projets écocidaires et pour favoriser des modes de gestion et de transformation différents. Cet hiver, en Creuse et en Corrèze, le groupe forêt du Syndicat de la Montagne limousine a continué d’organiser des formations au bûcheronnage et à la sylviculture irrégulière. De nombreux jeunes du territoire se retrouvent à vouloir reprendre des activités de bûcheronnage, de sciage, de première et seconde transformation du bois dans des logiques non-industrielles et pour des usages locaux. Pour toutes ces personnes, la forêt du territoire est bien trop précieuse, d’un point de vue écologique, du point de vue de l’emploi, mais aussi paysager et récréatif pour l’abandonner à des entreprises surpuissantes.
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