Matrimoine sur un plateau est né en 2021, sur le territoire du plateau de Millevaches. Nous avions depuis longtemps pour projet d’animer des ateliers artistiques avec les habitant·e·s des villages alentours. Mais le véritable point de départ, ce fut une proposition de dispositif mettant en valeur des femmes exceptionnelles du territoire limousin. L’invitation a suscité nombre de questions en nous : de qui allons-nous parler ? Pourquoi cette femme-là et pas une autre ? Quelle poétesse, aventurière, paysanne ou figure locale pourrions-nous évoquer ? De quelle exceptionnalité parlons-nous ?
On a fini par comprendre que quelque chose nous dérangeait là-dedans. Nous ne voulions pas parler de femmes d’exception, mais de femmes inconnues, de femmes que l’on ne connaît pas encore, de femmes ancêtres qui ont eu des vies normales, banales, des femmes de nos familles, des femmes dont l’histoire n’est écrite nulle part. Nous avons alors mis en place des temps d’ateliers ouverts à tous et toutes, dans plusieurs villages du plateau de Millevaches, avec l’aide financière de deux bourses.
Lors de ces ateliers, nous proposions de faire un entretien privé et enregistré, durant lequel le ou la participant·e racontait ses souvenirs liés à une ancêtre. Ces entretiens s’articulaient autour de plusieurs questions qui revenaient comme trame de fond et convoquaient la mémoire des entretenu·e·s. « Raconte-moi la vie de cette ancêtre. Comment s’appelait-t-elle ? À quoi ressemblait-elle ? Quelles émotions ont pu traverser cette personne ? Quel objet te fait penser à elle ? Qu’est-ce qu’elle t’a transmis ? » À la suite ou en parallèle de l’entretien, nous proposions aux participant.e.s de réaliser une linogravure en lien avec les souvenirs évoqués, et d’apprendre par la même occasion cette technique d’impression facile à prendre en main. Ces ateliers se sont déroulés sur une période de deux ans, de 2021 à 2023, dans différents lieux du plateau de Millevaches.
Nous avons travaillé dans des lieux collectifs, associatifs, chez des particuliers, dans des mairies. Plus précisément : au Planning Familial de Peyrelevade, au Constance Social Club (centre social et culturel) à Faux-la-Montagne, à la médiathèque de La Villedieu, à la Loutre par les cornes (lieu de vie et de programmation musicale), ainsi que chez nous, à Bourganeuf et Chez Chapelle. Le terme de « matrimoine » désigne l’héritage culturel légué par les générations de femmes nous précédant, qui ont souvent été les oubliées de l’Histoire. Notre démarche n’a donc rien de neutre, sachant que ce projet, au même titre que nos pratiques personnelles, s’inscrivent dans une approche féministe. Axer cette recherche sous ce prisme du genre était donc une évidence.
Durant les ateliers, nous avons collecté 22 témoignages, soit 10 heures 38 minutes et 40 secondes d’enregistrement, ainsi que 46 linogravures. Avec l’accord des participant·e·s, nous avons reproduit dans ce livre 18 témoignages, chacun accompagné de son illustration linographiée. La plupart des personnes ayant participé aux ateliers nous ont parlé de leur arrière-grand-mère, de leur grand-mère ou de leur mère. Les participant·e·s ont fait appel aux souvenirs ou à l’absence de souvenirs et à la transmission, ou non, de leur histoire.
Néanmoins, la femme ancêtre telle qu’elle est racontée peut-être multiple, c’est pourquoi d’autres femmes, voisines, autrices, amies de la famille, militantes, ont été convoquées par les personnes interrogées. Des sujets variés ont été évoqués. Parmi eux, ceux liés aux violences sexistes et sexuelles sont abordés frontalement. Nous vous invitons donc à lire en étant conscient·e de vos limites, à faire des pauses si besoin ou à carrément sauter des pages.
Plusieurs ami·e·s et connaissances ont apporté leurs témoignages, mais aussi des personnes habitant·e·s du territoire que nous connaissions moins. La plupart des participant·e·s sont des femmes, des personnes trans et non binaires, et une minorité d’hommes cisgenre. Le mot « matrimoine » a pu être perçu comme allant de soi avec une non-mixité choisie, alors que nos ateliers étaient ouverts à tout le monde sans distinction de genre et que nous l’avions explicitement communiqué. Les participant·e·s sont issu·e·s pour la plupart de notre génération, entre vingt et quarante ans, avec quelques personnes plus âgées. Nous avons choisi de mener cette série d’ateliers en itinérance, naviguant entre les villages de notre territoire.
Une fois entérinée l’idée de faire un livre, nous avons réfléchi à la manière de retranscrire ces entretiens. Nous avons tenu à conserver l’intimité des histoires racontées, à ne pas couper les témoignages. Nous avons aussi anonymisé certains récits en y associant des pseudonymes à la demande des participant·e·s. Par ailleurs, nous avons souhaité retranscrire le plus fidèlement possible la parole des entretenu·e·s, en conservant l’oralité et les tournures de phrases répétitives, où se glissent souvent les émotions.
Il s’agit pour nous de proposer cette édition comme une archive que nous créons à notre façon. Une mémoire qui s’imprime quelque part. Ce désir naît du constat simple que, dans nos vies et depuis notre plus jeune âge, nous n’avons pas assez de modèles de vies de femmes et de personnes en minorité de genres, et qu’il est urgent de faire exister ces récits sous toutes les formes que nous voulons. Nous encourageons toute personne ressentant ce même manque à réaliser ce travail de collecte de mémoires et de souvenirs auprès des sien·nes – amies, mères, grand-mères, arrière-grands-mères, afin de faire revivre ces vies trop souvent oublié·e·s.
Lou Nicollet et Ninon Bonzom