Scènes ordinaires de la vie dans un établissement médico-social.
Le monde dont je vais parler est à votre porte. Il vous est familier. Votre voisine y travaille, votre grand-père y termine, sans plaisir, sa vie laborieuse, vous y pénétrez parfois... Mais le connaissez vous vraiment ? C’est par l’entrée “des artistes“ que nous allons y pénétrer. Ces artistes-là, jouent le plus souvent le rôle de tâcherons (centrés sur la tâche) même si leurs aspirations sont ailleurs. Ce sont les soignants.
Commençons par une parabole. Un homme arrive près d’un chantier, il voit des ouvriers s’affairer :
- Que faites vous ? dit-il au premier.
- Je monte des pierres les unes sur les autres.
Insatisfait, l’homme poursuit son chemin et aborde un deuxième ouvrier :
- Que faites vous donc ici ?
- Je construis un mur, répond cet homme.
Sa promenade l’amène vers un troisième larron :
- Et vous, que faites vous ?
- Je bâtis une cathédrale.
L’Ehpad : quel chantier !
Pour l’histoire qui nous intéresse, le chantier c’est l’Ehpad, établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, anciennement nommées : maisons médicalisées, maisons de retraite, hospices, etc. On y accueille aujourd’hui des résidents de plus en plus dépendants aussi bien physiquement que psychologiquement, et de surcroît très âgés.
Le but n’est pas d’améliorer, mais de normaliser et de contrôler.
C’est avec une ardente volonté, que la plupart des soignantes fraîchement diplômées, arrivent sur leur chantier la tête pleine de projets humanistes : empathie, patient au centre, activités adaptées, autonomie préservée, ils vont voir ce qu’ils vont voir ! Elles sont IDE, AMP, AS, auxquelles se rajoutent aujourd’hui des psy, psychomot, ergo, kinés, autant de sigles et d’abréviations pour nommer les soignantes, c’est à dire celles qui prennent soin. Parmi elles, il y a des hommes, mais si peu que, pour une fois, n’en déplaise à M. Bled, le féminin l’emportera sur le masculin. Elles arrivent donc et complètent une équipe d’anciennes, qui sont souvent fatiguées, blasées, découragées, usées dès la quarantaine, et qui ont renoncé depuis longtemps à leur cathédrale.
C’est leur première douche froide, mais qu’à cela ne tienne, relève la tête fier Sicambre, ce monde est à nous !
Une cathédrale aux allures de lupanar
Très vite la réalité s’impose. Hélène est seule ce matin là, elle doit s’organiser dans une unité de 15 patients atteint de démence, pour réaliser les soins hôteliers et de nursing.
- Toi qui sors de l’école, Alzheimer tu connais, ironise sa collègue aux transmissions, t’as dix toilettes à faire, les autres c’est l’AMP qui s’en charge, t’as de la chance ce matin !
Hélène va devoir composer avec Henri qui ne veut pas se lever et la menace du poing, avec Madeleine qui refuse de se changer (“Mais je ne suis pas sale madame“). Après quatre toilettes, il est l’heure du petit déjeuner, elle doit être présente, servir et aider ceux qui ne mangent pas seuls : empêcher Gustave de piquer le pain du voisin ; faire taire Emile qui demande à chaque femme de faire l’amour avec lui ; calmer Louis qui voit des “boches“ partout. Sa cathédrale a plutôt des allures de lupanar, et il lui faut terminer les toilettes à midi !
Pendant ce temps Nicole, l’infirmière, distribue les médocs, 60 plumiers qu’elle doit donner pendant le petit déjeuner. Elle dispose d’une minute par patient pour déblistérer les comprimés et, pour la plupart d’entre eux, les écraser, les mélanger à la crème ou au yaourt, au café ou au thé. Elle doit vérifier qu’ils sont bien avalé, qu’il n’y ait pas de “fausse route“, trouble fréquent chez les patients âgés et déments. Alors, Antoinette qui recrache, Jean qui passe au voisin et Marthe qui jette sous la table, elle ne les voit pas toujours. Parfois elle laisse à l’aide soignante de l’unité le soin de faire prendre les pilules, mais celle-ci n’aura pas non plus le temps...
Impossibles relais
Karine est considérée comme une privilégiée. La profession de psychomotricienne est relativement récente dans l’univers de la gériatrie, aussi personne ne comprend vraiment en quoi consiste son job, du médecin à l’agent de service en passant par l’infirmière. Cette professionnelle est une extraterrestre, spécialiste de la rééducation, elle “sert à tout“ (toilette, marche, aide au repas, soins de bien-être et écoute), et les mauvais jours, quand tout le monde est débordé, “elle ne sert à rien“, bouc émissaire idéal comme la psychologue, la cadre de santé et tous ceux qui ne sont pas astreints aux actes de soins fondamentaux, toilettes, changes, repas et autres soins d’hygiène incontournables. Pourtant elle réalise un travail important tant au niveau du bien-être que du maintien de l’autonomie des résidents et elle aimerait que ce travail soit relayé par l’équipe soignante : qui va continuer de promener Mme D. qui a retrouvé l’automatisme de la marche ? Qui va aider Marcelle à se laver, tout en la guidant quand elle hésite ou ne sait plus faire le geste de tourner le robinet ? Qui va conduire la fourchette à la bouche de M. C. quand il oublie de manger ? Qui va poursuivre ce travail commencé par la psychomotricienne ?
- Moi, dit Hélène, quand je ne serai pas toute seule.
- Moi, dit Annie l’AMP, mais pas aujourd’hui, je “fais“ l’aide soignante, je n’ai pas le temps.
- Pas moi, râle Agnès, j’en ai marre de tout commencer et de laisser tomber faute de temps !
Karine, irritée, ira trouver la cadre de santé. Elle veut une réunion pour trouver une solution à ce problème de prise en charge, de continuité des soins. La cadre de santé regrette, mais pas aujourd’hui, ni demain, ni avant un moment : manque de personnel, absentéisme, congés... Les seules réunions possibles, dit-elle, seront celles concernant l’auto-évaluation, le directeur y tient, nous devons être prêtes pour l’évaluation externe qui nous mènera à la certification, et, qui sait, à obtenir du personnel supplémentaire, on peut rêver !
- Vous comprenez Karine, c’est pour le bien du patient que nous devons nous évaluer, réaliser des protocoles, signer nos actes, tenir avec rigueur nos dossiers... D’ailleurs, vous avez des efforts à faire dans la tenue régulière de vos compte -rendus !
- C’est vrai désolée je n’ai pas eu le temps de noter que Marcelle remange seule, que Gustave ne crie plus, que Sidonie s’est souvenue de mon prénom aujourd’hui...
- Pensez à ce que je vous ai dit, et n’oubliez pas la réunion avec le qualiticien cet après midi, précise la cadre.
- Mais mon atelier peinture ?
- Ordre du directeur !
- Laisse faire, lui murmure Monique, l’aide soignante qui pense à sa retraite dans six mois, au moins on va rester assises pendant une heure !
Courbe la tête fier Sicambre et obéis au Seigneur. Elle est là, la cathédrale, elle est parfaite, pas une ligne qui dépasse, tout est en place ou ne tardera pas à l’être. Elle est à l’image des technocrates qui l’ont pensée, des élus qui l’ont signée. Elle s’appelle démarche qualité. C’est une cathédrale de papier.
Chantal Lebouquin