Je n’offenserai personne en disant que notre plateau est peu peuplé. Sans esprit de provocation, je dirai même “tant mieux“. L’isolement et l’habitat (très) dispersé font partie du charme du coin. Je pense ainsi que ce facteur n’est pas étranger à beaucoup d’installations récentes. La vie ici est un peu rude, mais agréable à bien des égards. On a aujourd’hui du mal à imaginer que ces vastes étendues de landes, de tourbières et de forêts aient pu héberger deux à dix fois plus d’habitants selon les communes. Je vous propose donc d’analyser les raisons de cet important exode rural, et sa chronologie.
Quelles limites prendre en compte ?
Le plateau de La Courtine, la Combraille creusoise, le nord-est corrézien, les Monédières... font-ils partie du plateau ? Ce n’est pas le sujet géographique qui nous occupe, c’est la population. Alors, pour simplifier, j’ai choisi les cantons entrant “grosso modo“ dans le Parc. C’est ce critère qui a présidé à l’établissement des deux cartes contre. Qu’on préfère une option plutôt qu’une autre ne change d’ailleurs rien au constat et à ses explications. A une nuance près... plus on s’éloigne du coeur du plateau, plus les effets de la désertification sont atténués. La densité calculée sur le territoire “stricto sensu“ - géographiquement (c’est-à-dire nettement plus petit que le Parc naturel régional) - est d’environ 18 hab./km². Elle n’est guère plus élevée si on repousse les marges. Toutefois, ces densités faibles n’ont pas toujours été la règle. 60 habitants au km² quand celle de la France entière n’était encore que de 70 (39 Millions en 1881), cela laisse songeur.
De 120 000 à 40 000 habitants
On peut considérer que notre plateau a vu sa population divisée par 3 depuis la période du “maximum“, soit de 120 000 hab, vers 1880, à environ 40 000 aujourd’hui. Tout ceci vous paraîtra peut-être “enfoncer une porte ouverte“. Je voudrais pourtant éclairer une idée reçue. Ici, l’exode rural est bien antérieur à ce que l’on croit communément. Certes, la grande saignée de 14-18, puis l’évolution des techniques agricoles, ont joué un rôle important. Mais ces facteurs avaient été précédés d’autres bien plus efficients. Je veux parler de la Révolution industrielle, de l’apparition des chemins de fer, du développement de l’alphabétisation (parallèle à celui de l’école obligatoire et gratuite). Sans oublier un facteur psychologique capital : l’attrait des “lumières de la ville“. Les limites des ressources du “monde plein“ étant atteintes, l’exode rural commença réellement sous le Second Empire, vers 1860.
Qu’est-ce qu’un “monde plein“ ?
Ce sont des médiévistes, dont Robert Fossier, qui ont popularisé l’expression. Il s’agit d’une situation où les ressources, ici essentiellement agricoles, ne suffisent plus à nourrir une population. Il n’échappera à personne que les sols sont ici ingrats. Tant que la vie fut en grande partie autarcique, et soutenue par le travail saisonnier, nos anciens du plateau vivaient tant bien que mal : seigle et sarrasin, un maigre bétail et quelques ressources de cueillette, constituaient la base de cette économie... Mais l’augmentation rapide de la population après 1800, grâce notamment à la pomme de terre, amena notre plateau à une limite de survie. Plus de 40 % des communes ont connu leur optimum démographique avant 1860. C’est le cas de : St Amand le Petit (680 hab en 1796), Affieux (1153 hab en 1806), ou encore de Gioux (1365 hab en 1806). On remarquera sur la carte 1 que les effets de l’exode ont été décalés dans le temps. Le “monde plein“ ne fut pas atteint partout en même temps : 1846 (Beaumont-du-Lac), 1851 (Treignac), 1881 (Eymoutiers), 1901 (Peyrelevade), 1911 (Millevaches)... Le phénomène n’en obéit pas moins aux mêmes causes qui provoquent une évolution de l’exode saisonnier à l’exode définitif.
Une typologie : Deux cartes succinctes
Carte 1 : Le maximum de populationCette première carte présente la période de maximum de population. Pour aucune des communes elle n’est postérieure à 1914, plus précisément Merlines est l’exception qui confirme la règle (1936).
Sur 95 communes renseignées (sur 103) :
- 8 ont leur optimum de population vers 1806
- 33 vers 1846 - 1856, soit 41 jusqu’au milieu du Second Empire (42 %)
- 20 vers 1870-81, soit 61 % jusqu’à cette date, début de la 3è République
- 11 à la fin du siècle (1891-96)
- 23 en 1901 et avant 14 (seulement 25 % au début du XXè siècle)
Carte 2 : La diminution de la populationLe taux de diminution est mis en évidence sur la seconde carte. Ce sont les gros bourgs et petites villes, souvent chef-lieux de canton, qui ont le mieux résisté à cette évolution. Ils le doivent au poids, toujours actuel, des activités artisanales et tertiaires, commerces et services publics principalement.
Le record, si l’on peut dire, est le cas de Beissac (population divisée par 15), puis L’Eglise-aux-Bois (: 13), Toy-Viam, St Georges-Nigremont et Grandsaigne (: 11), la moyenne s’établit à une division par 3. Seuls se trouvent sous ce chiffre : Bugeat (: 1,3), Meymac, Eygurande (: 1,6), comme La Courtine (mais chacun comprendra qu’il s’agit là d’un cas particulier), Felletin et Eymoutiers (: 2), Treignac (: 2,4), pour les raisons pré-citées, ainsi que les gros bourgs de Vallière (: 2,7) et Peyrelevade (: 2,7). Seuls trois chef-lieux de cantons ont une baisse supérieure : Royère de Vassivière et Gentioux (: 4). Comme dans le canton de Crocq (: 5) , nous avons là un exode élevé à l’échelle cantonale , nous sommes au pays des maçons creusois.
Les paysans-ouvriers : l’exemple de Jean Lebraud, “maçon creusois“
Né au village de Masgrangeas (commune de Royère de Vassivière), en 1838, dans une famille de paysans très modestes, Jean connaît très jeune la migration saisonnière des “hirondelles du printemps“, vers Lyon. Il y séjourne plus de 6 mois sur les chantiers du bâtiment. Et loge au 14 de la rue de Stella, au coeur de la ville, dans un immeuble qui compte 15 Limousins sur 30 habitants, dont 11 Creusois et un couple originaire de Nedde. Certains y sont déjà installés à l’année, comme Etienne Lebraud, un oncle maçon. Jean y retrouve notamment plusieurs familles originaires de la même commune, dont les Bonnet (du village d’Andaleix). Il en épouse la fille, Jeanne, en août 1866, à Lyon, et ne reviendra jamais dans son village natal (il meurt jeune en 1875, il a alors 37 ans). Le premier enfant, prénommé lui aussi Jean, naît ainsi à Lyon en novembre 1867, ce qui montre bien que le couple a cessé la migration temporaire. Ce même Jean apprendra le métier de fumiste, et mourra en 1929, à Royère, où sa mère est retournée après son veuvage.
Ce tableau pourra vous apparaître bien sombre. Il s’agit tout simplement de la disparition précoce et accélérée d’une civilisation rurale typique condamnée par ce qu’on appela longtemps “le progrès“. Je laisse aux sociologues le soin d’élargir la question, et de jeter des ponts avec le monde d’aujourd’hui.
Michel PatinaudN.B. Non compris les résultats du recensement de 2011, qui ne change ni le fond, ni les chiffres de l’article