A propos d’un village de Calabre qui accueille les migrants.
Confronté depuis vingt ans aux débarquements de migrants sur sa côte, un village de Calabre a choisi de les accueillir. Résultat : une réjouissante renaissance. Une leçon à méditer ?
Ce 1er juillet 1998, Domenico Lucano roule sur la route qui longe la mer ionienne, dans sa Locride natale, cette province calabraise qui fut le cœur de la Grande Grèce, berceau de ce qu’on appelle aujourd’hui l’Occident. A sa droite, les édifices sans grâce d’une urbanisation touristique des années 70 s’interposent entre la route et une plage qui s’étire sur des kilomètres vers la Sicile et l’Afrique. A sa gauche, une campagne qui ressemble trait pour trait à l’autre bord de la Méditerranée : ocres collines brûlées par le soleil où la végétation explose dès qu’il y a de l’eau, rares maisons basses couleur de sol, bourgs sur des sommets.
“Mais que font ces Roms dans la mer ?“ se demande tout à coup Domenico. Le défilé des bâtiments vient de s’interrompre, plus rien ne le sépare du sable immaculé et de la mer étale. Sur ce cliché sea and sun, il y a des tâches. Des dizaines. Bariolées. Debout, de l’eau jusqu’à la taille ou la poitrine, des gens marchent vers la terre ferme et beaucoup sont des femmes dans les tenues multicolores qu’elles portent depuis toujours. Hommes, femmes, enfants progressent sur les fonds sableux où, 26 ans plus tôt, on découvrit des guerriers de bronze, migrants naufragés au Ve siècle avant-J.C., aujourd’hui universellement célébrés pour leur beauté. Si Domenico croit spontanément avoir à faire à des Roms, c’est à cause du pèlerinage local, au sanctuaire de Saint Côme et Saint Damien. Ces deux frères, l’un chirurgien, l’autre pharmacien, saints patrons de leurs professions (mais eux soignaient gratis), sont aussi fort vénérés par les gitans en Italie et les homosexuels au Brésil. Cependant, ces gens qui marchaient dans la mer n’appartenaient pas au peuple contre lequel le ministre de l’Intérieur de la Sarkhollandie a lancé la si courageuse croisade qu’on sait. Il s’agissait de Kurdes arrivés dans une de ces “charrettes de la mer“ comme les ont appelées les gens du cru, rafiots transportant des entassements de migrants fuyant la pauvreté et la guerre. Leur barcasse avait coulé près de la côte, et en se portant à leur secours, en proposant son aide aux bénévoles caritatifs venus leur prêter les premiers secours, Domenico faisait le premier pas dans une voie qui allait le transformer et transformer avec lui toute sa commune de Riace.
- Tu as vu comment était la région, me dit Domenico, une lueur maligne dans l’œil. Des terres plates en bord de mer, puis les collines escarpées. Depuis toujours, les villes et les villages étaient construits sur les hauteurs, parce que la géographie et l’histoire ont fait qu’il y a eu sans cesse des gens qui ont débarqué ici, colonisateurs grecs, moines byzantins, conquérants normands, pillards sarrasins ou turcs… Alors, on a développé une stratégie, quand on voit de loin de nouveaux arrivants, on va au devant d’eux en leur disant “bienvenue“ pour voir quelles sont leurs intentions et si elles sont pacifiques, on les accueille…
Nous sommes en juin 2013, Domenico m’accueille à Riace, au siège de l’association Città Futura, un beau palazzo ancien et rénové avec goût, comme une grande quantité d’appartements habités aujourd’hui dans le bourg par des familles afghanes et érythréennes, une douzaine de jeunes mineurs révolutionnaires égyptiens, des femmes d’Afrique noire, de jeunes adultes congolais, ghanéens, guinéens, rescapés de Lampedusa et des diverses et périlleuses routes d’émigration. A la fin des années 90, le vieux Riace, beau village perché à pic au dessus de vallées débouchant sur la mer, se mourait. Le peu d’activité économique s’était déporté sur la côte, dans quelques hôtels et il n’y avait plus dans la vieille agglomération que des vieux attendant la fin. Les lieux semblaient voués au sort général de cette zone de la Calabre, sommeillant au bout d’une autoroute interminable perpétuellement en travaux, coincée entre la rapacité de la ‘ndranghetta, la mafia locale considérée par les plus lucides comme le cinquième corps de police de l’Etat, et les logiques économiques-étatiques, qui depuis 150 ans ne traitent plus cette zone que comme un réservoir de main d’œuvre1.
Depuis le débarquement de 1997, d’abord comme conseiller communal d’opposition puis comme maire, Domenico a été le principal représentant d’une politique d’accueil des migrants. Bien sûr, Domenico n’était pas seul. Avec lui, le Réseau des communes solidaires (Rete di Comuni solidali) et l’association Città Futura, créée en 1999, et notamment l’une de ses principales animatrices, notre amie Chiara Sasso, habitante de la Vallée de Susa et évidemment no-tav2. Avec lui aussi les gens de Longo Maï, la coopérative rurale et anticapitaliste de Haute-Provence, qui ont, entre autres, participé lors d’un camp d’été aux travaux de rénovation, et d’autres associations et personnalités, notamment religieuses, qui ont aidé à trouver des subventions. L’effort collectif a consisté à racheter et rénover des appartements abandonnés du vieux bourg pour les mettre à la disposition des migrants : il y en a aujourd’hui plus d’une soixantaine. Ensuite, ont été créées une série d’activités coopératives qui ont fourni du travail à la fois aux migrants et aux habitants, dans cette région qui bat des records de chômage : verrerie, tissage, broderie, moulin à huile, restauration… Ce qui est remarquable aussi dans ces activités, c’est qu’elles fusionnent les talents et les traditions venues des ailleurs africains ou orientaux avec ceux du cru qui connaissent un second souffle.
Entre menaces de la mafia et pesanteurs politiques (la loi qui devait soutenir des initiatives comme celle de Riace a été enterrée en 2011), le village est parvenu à renaître de manière spectaculaire. Aujourd’hui, arpenter ses rues, c’est redécouvrir une antique civilisation rurale ranimée avec goût : beauté des porches et des sols, murs de pierre sèche, aperçus vertigineux sur la vallée en bas, au bout des ruelles ombreuses. On contemple des fresques murales qui évoquent les visages et les pays des nouveaux venus, on passe devant les boutiques des coopératives, tenues par des Calabrais et des gens d’ailleurs (une dizaine de nationalités), on croise les ânesses de la coopérative gérée par un ghanéen et un afghan qui tirent les carrioles du ramassage des ordures (après tri sélectif). Sous le regard affectueux du vieux Biaggio, ânier en chef, les douces bêtes font le boulot avant de rentrer dans la ferme-école où leurs semblables donneront leur lait pour la fabrication de savons et autres crèmes. Toutes ces activités ont fait qu’aujourd’hui, le bourg, qui n’en avait plus, compte trois bars, une épicerie, une pharmacie…
Je laisse Domenico qui s’emploie à trouver d’urgence un rendez-vous en ophtalmologie pour un très jeune héros de l’insurrection égyptienne dont un projectile policier a pris un œil et qui risque de perdre l’autre, j’écoute un moment une Erythréenne raconter son parcours à travers les déserts, les jours sombres dans les camps libyens, la traversée, le viol dont elle ne veut rien dire, les nuits à dormir dans la rue à Rome, avant de venir ici… A l’étage en dessous, je passe devant la salle où l’épouse du brigadier des carabiniers donne un cours d’italien à une joyeuse bande d’ados africains… Tout à l’heure, j’irai à la cérémonie : devant la mairie, on plantera deux grenadiers, l’un dédié aux victimes de la mafia, l’autre aux émigrés morts en mer et un chœur de gamines et de gamins qui ont connu la traversée chanteront Bella Ciao. Je remarque l’inscription, à l’avant des carrioles de ramassage : “Habitués à pousser, pas à repousser“. Alors, songeant au bourg où je paie les impôts locaux, et où le projet d’installer un Centre d’accueil pour demandeurs d’asile suscite, paraît-il, bien des oppositions3 tout à coup, c’est ici, à Riace, que je me sens chez moi.
Serge Quadruppani
1 A ce sujet, voir mon article “Mystères calabrais“ dans le Monde Diplomatique de novembre 2012, lisible sur http://www.monde-diplomatique.fr/2012/11/QUADRUPPANI/48347
2 C’est-à-dire opposante au projet de TGV Lyon-Turin qui menace de défigurer un peu plus cette vallée. Pour s’informer sur cette lutte, se reporter au blog : http://notavfrance.noblogs.org . Sur mon blog : http://quadruppani.blogspot.fr, on trouvera aussi de nombreuses informations, photos et impressions de voyage aussi bien sur la vallée de Susa que sur Riace et alentours
3 Au cas où l’allusion vous échapperait : il s’agit d’Eymoutiers.