À propos de “Une légende du maquis. Georges Guingouin du mythe à l’histoire“
Passage obligé vers le professorat des universités, cette deuxième “thèse“ après le doctorat fait accéder à la plus haute qualification universitaire. Ce mémoire constitue donc une sorte de chef-d’œuvre par lequel l’auteur recherche une reconnaissance officielle, une légitimité, une réputation d’historien français de la seconde guerre mondiale. Une petite famille de noms de grands ainés vient alors à l’esprit : Pierre Laborie, Jean Pierre Azema, Henry Rousso, Olivier Wieviorka... Bref, si pour l’intéressé l’enjeu professionnel était de taille – la concurrence pour les postes à l’Université étant très rude –, l’enjeu intellectuel et de notoriété, lié d’ailleurs au premier, paraît plus important encore.
Il s’agissait pour Fabrice Grenard de réussir une démonstration magistrale devant ses pairs qui fasse aussi l’objet d’une certaine publicité par son impact. La finalité était de produire un ouvrage d’histoire qui serait sa référence et ferait référence par rapport à l’institution universitaire en s’appuyant également sur le “public cultivé“.
Il fallait pour cela choisir un sujet – ou plutôt un “objet“ d’étude – particulièrement significatif et connu dans le champ dont il s’était fait une spécialité : l’Occupation, l’histoire des maquis.
Le cas (de) Guingouin, figure forte, originale et complexe de la Résistance et du communisme, dont l’histoire encore “sensible“ n’avait jamais été étudiée spécifiquement par un historien, était un sujet tout à fait idoine. Il présentait de surcroît un potentiel médiatique.
Plus fondamentalement, cette recherche, son orientation, permettait à Fabrice Grenard de se faire valoir aux yeux du petit monde des historiens français de la seconde guerre mondiale avec une contribution conséquente à l’historiographie dominante dont un des chantiers actuels majeurs consiste à déconstruire (ce qu’elle considère comme) la légende de la Résistance.
La méthode de l’étude, très académique et disciplinaire, consiste en un examen minutieux et distancié de la question. Elle se traduit, concrètement, par une recherche extérieure au terrain, essentiellement cantonnée à une étude des pièces - documents et archives - qui se veut exhaustive.
En mettant en exergue à son livre, en pointant de manière insistante lors de ses interviews et interventions, sa démarche objectivante/objectiviste de recherche, Fabrice Grenard veut faire penser qu’il opère un travail “scientifique“ (de “savant“) quasi chirurgical, à travers lequel la réalité-vérité se dévoilerait.
Avec Guingouin, Fabrice Grenard s’est attaqué à un morceau de choix qu’il qualifie de “légende dorée“ (trop belle pour être vraie), construite en opposition et en liaison (dialectique) avec une “légende noire“ toute aussi biaisée. Sachant que la première l’a emportée sur la dernière.
Son opération particulièrement délicate, consistera, au long des 600 pages du livre, à déconstruire et repeindre, touche après touche, la geste héroïque de “l’une des plus belles figures de la Résistance“, “l’un des chefs de maquis les plus prestigieux de la Résistance“. Fabrice Grenard “écorne“ un symbole fort qui touche à la mémoire et à la sensibilité collectives et, à travers celui-ci, l’histoire d’un maquis parmi les plus importants, et certainement le plus remarquable de la Résistance intérieure.
Dès l’introduction de son livre, il prévient le lecteur et prend les devants en ces termes: “Il paraît indispensable d’essayer de replacer la trajectoire et l’action de Georges Guingouin dans un contexte plus large, en évitant d’en faire une histoire totalement déconnectée [!] dont il aurait été le seul acteur. Cela ne veut en aucun cas dire qu’il n’a pas joué un rôle important, ni qu’il ne se soit pas montré héroïque à de nombreuses reprises.“.
Grenard va donc méthodiquement reconsidérer (“re-contextualiser“) le rôle du Grand Georges, relativisant, banalisant ou oblitérant, les uns après les autres, les éléments idéologiques, politiques, militaires… et même moraux pouvant lui conférer une singularité, une étoffe, bref, une stature de héros.
Quelques centaines de pages plus loin, après sa “radioscopie“, que reste-t-il de l’image du résistant?
Il en restera le portrait d’un instituteur de campagne particulièrement idéaliste, courageux, intransigeant, quelque peu naïf et autoritaire, très lié à un/son (petit) monde paysan qu’il a su mobiliser et lever sur un/son secteur de la Montagne limousine, grâce à son aura. En dernière analyse et prosaïquement, cette histoire serait celle d’un résistant, cadre intermédiaire du parti communiste et stalinien modèle, devenu responsable départemental des FFI, dont les périodes aiguës de désaccord avec son parti auraient surtout été causées par les mauvais côtés d’un tempérament particulièrement fort ; ces péripéties, considérées secondaires, ne portant aucunement sur des questions de fond. Selon F. Grenard, devant l’Histoire, Guingouin aurait été de bout en bout le fidèle serviteur de son parti ou son jouet, contribuant par ailleurs avec une efficacité remarquable à la libération de Limoges et à la remise en place des institutions républicaines dans le chef lieu de la Haute-Vienne. Les raisons de sa rupture avec le PCF en 1952 sont envisagées, encore une fois, comme relevant principalement des intempérances de sa personnalité (entière, butée, marquée par un aveuglement de l’esprit – par rapport à Staline, puis Tito… et le communisme en général). De plus, rien n’attesterait que son propre parti ait cherché à l’éliminer physiquement dans la clandestinité, a fortiori après la Libération.
Le 21 novembre dernier, quelques mois après la parution de son livre, à l’invitation de l’association “Rencontre des historiens du Limousin“ et du Musée de la Résistance, Fabrice Grenard vint à Limoges passer un “Grand Oral“ face à un public qu’il savait particulièrement sensible et averti : une réunion (un conseil) de famille géant(e) avait été en quelque sorte convoqué(e) pour l’auditionner (la salle de l’Espace CITÉ était comble - 200 personnes environ).
Pour remporter cette épreuve délicate, il utilisa ce soir là une double tactique qui s’avéra tout à fait efficace.
Il montra :
Jouant adroitement sur les sentiments de familiarité, de proximité, de bienveillance et de neutralité, il gagna rapidement l’adhésion affective de l’auditoire. De plus, en se montrant très mesuré, presque lisse, il chercha et parvint à se faire passer comme le meilleur ami de Guingouin. Celui par le travail “scientifique“ duquel, la terrible “légende noire“ ne pourrait définitivement plus sévir.
En revanche, Fabrice Grenard ne critiqua ce soir là “la légende dorée“ de Guingouin qu’avec d’infinies précautions, ne laissant cependant de côté aucun des sujets qui pourraient fâcher mais les abordant de manière espacée par touches légères, jouant des inévitables histoires (secrets) de famille dont il n’était pas ignorant.
Lors de cette soirée, son objectif principal n’apparaît pas le même ou plutôt ne se situe pas au même plan que celui révélé par une lecture attentive et contextuelle de son ouvrage.
Si à Limoges il s’agissait pour Fabrice Grenard de montrer que la meilleure voie pour défendre la mémoire, voire la grandeur de Georges Guingouin était celle du réalisme, de la critique mesurée et documentée, l’objectif non dit de son ouvrage participe, lui, d’un tout autre registre et combat d’idées.
Comme nous l’avons indiqué précédemment, cette recherche peut être considérée comme un acte de bravoure contribuant au combat général du courant dominant parmi les historiens français actuels de la seconde guerre mondiale dont la “doxa“ est toute entière contenue dans cette formule lapidaire : “Résistance ou pas, sans doute les alliés auraient-ils libérés la France selon un calendrier guère différent“.
Il était important pour cela de (se) défaire (d’) un premier paradoxe, (d’) une sorte de scandale pour la Raison qui est : une marge de la marge, la montagne du Limousin, ne saurait faire centre. Ainsi, les mirages que constituent la légende noire/dorée, le mythe du héros Guingouin, aussi bien que l’idée d’une “capitale“ du maquis se doivent d’être dissipés.
À Limoges, après la présentation de son livre, Fabrice Grenard faisait remarquer en aparté, non sans quelque vanité, que Georges Guingouin n’était pas très connu et que son livre contribuerait à le faire connaître. Cette réflexion réactionnelle après une conférence stressante est profondément erronée. Et Fabrice Grenard le sait. En effet, Georges Guingouin est connu, reconnu et célébré nationalement et internationalement comme un des chefs les plus prestigieux de la Résistance intérieure française. Sa trajectoire étonne, questionne et émerveille. Ceci ne concerne évidemment pas le grand public au-delà du Limousin, mais celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire et à la politique contemporaines. Cette aura semble d’ailleurs augmenter avec le temps et traverser les générations. Ce qui pour le moins devrait attirer l’attention des historiens !
Donnons quelques exemples et repères :
De plus, nous soulignons que, dans la culture et les arts contemporains, Guingouin a inspiré deux créateurs majeurs et rebelles : le peintre Paul Rebeyrolle, auteur du tableau monumental “Le Cyclope – hommage à Georges Guingouin“ (1987) et le dramaturge et poète Armand Gatti, auteur du grand poème (100 pages) “Les cinq noms de Résistance de Georges Guingouin“ (2006).
Quelle Figure dans l’histoire contemporaine, quel Homme d’action, quel résistant venant d’une province obscure et dont l’action restera cantonnée à celle-ci, a acquis une telle renommée ?
Au bout du compte, Fabrice Grenard renvoie l’“un des chefs de maquis les plus prestigieux de la Résistance“ dans son histoire provinciale, rurale et sans poids dans les destinées du pays. De manière involontaire ce traitement nous ramène à la vieille antienne sur les Limousins vus de la capitale, véhiculée par Rabelais (l’escholier) ou Molière (Monsieur de Pourceaugnac). Images d’eux-mêmes que les Limousins n’ont que trop intériorisées.
Mais plus profondément, la démarche de Fabrice Grenard se situe d’abord dans le courant actuel de réévaluation (dévaluation) de la Résistance, créé par les auteurs français de synthèses historiographiques sur la Seconde guerre mondiale. Un numéro récent de la revue Critique fait le point sur ce sujet sous le titre Retours sur la Résistance. Philippe Roger, directeur de la revue, présente le numéro en ces termes. “Nous sommes entrés dans une nouvelle ère de nos rapports avec la Résistance. Plusieurs livres récemment parus l’attestent (Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance ; Pierre Laborie, Le Chagrin et le venin). Du côté de l’histoire, le temps est venu des grandes synthèses, mais aussi d’un retour critique sur les “légendes“ successives dont le Résistance a été entourée“.
Le livre de Fabrice Grenard Une légende du maquis se situe en bloc et de manière tout à fait conventionnelle, dans cette “nouvelle ère“. Mais cette dernière, à son tour, doit faire et fera l’objet de débats, de contestations, de polémiques. Une telle histoire ne saurait prétendre avoir le dernier mot sur l’Histoire, capturer dans son propre récit ce que l’histoire humaine, ses événements les plus forts (et pas forcément les plus visibles) recèlent comme vie(s), comme dimensions, comme forces et richesses cachées, comme potentiels. Bref, comme puissances.
Je pasticherai quelque peu Clémenceau en disant que les vérités de l’Histoire sont des choses trop complexes, trop consistantes et trop lourdes pour les seules épaules et les seuls cerveaux des historiens. Surtout si ceux-ci travaillent cantonnés dans leur sanctuaire disciplinaire, distants, loin du terrain et de la pâte humaine. Surplombants.
Francis Juchereau