La ville reste une antithèse possible de la campagne et la figure du paysan comme un habitant de l’espace rural peut devenir une volonté de négation de la ville. Certains mouvements de retours à la terre (et c’est pourquoi le nom de néo-ruraux a été donné à ces migrants) sont volontés de négation de la ville et de ce qu’elle représente : la foule massée, le temps perdu dans les transports, une superficialité des rapports, la coupure avec la nature et la centralisation. S’agissant de politique géographique, ils s’opposeraient par une ruralisation à un phénomène bien nommé et souvent entendu : celui de la métropolisation.
Mais tous les paysans, loin s’en faut, ne sont pas issus de ce phénomène migratoire. Certains n’ont tout simplement jamais quitté la campagne. Un paysan de Rempnat m’a même déclaré qu’avant d’être politiques, les divergences les plus frappantes pour lui sur le Plateau se trouvaient entre gens issus de la ville et gens de la campagne. Les premiers concevraient la campagne comme un espace récréatif, les autres comme un milieu de vie obligatoire. Il donnait l’exemple des ferrailles agricoles qu’on lui reprochait de laisser traîner alors que la facilité de les éliminer du paysage ne lui semblait pas aller tellement de soi et que les paysans avaient toujours fait comme ça.
On peut toutefois se demander dans quelles mesures une technologie paysanne n’a pas été choisie depuis les villes, centres administratifs où s’élaborent des politiques, élisant, dans les campagnes, les paysans les plus dociles à leurs politiques pour les mettre en place. Ces politiques peuvent très bien prendre appui sur des études universitaires ou para-universitaires. “Les politiques sont faites pour les villes, maintenant“ disait une habitante de Tarnac qui ne savait pas si elle devait se dire paysanne ou non avec sa simple culture de patates et son blé noir. Lorsqu’il parle de son ancienne activité syndicale, un paysan de Nedde prononce exactement la même phrase : “les politiques sont faites pour les villes“. Un éleveur de Tarnac, critiquant la PAC, me tient lui aussi ce discours sur la métropolisation : “80 % des gens habitent en ville, ils sont coupés des problèmes ruraux, ne les comprennent pas, pondent des lois qui ne leur vont pas“. Une opposition idéologique serait alors d’ordre culturel : gens de ville et gens de campagne ne se comprennent pas, n’ont pas les mêmes modes de vie, les mêmes soucis, les gens de la campagne seraient donc de potentiels sujets zoologiques pour les gens des villes alors que certains paysans essaient d’aller le moins souvent possible à la ville et rapportent une image superficielle des gens de la ville et de leur goût d’une campagne récréative. Certains paysans, comme celui de Rempnat, rejettent un rôle qui se cantonnerait à être celui de paysagiste pour faire plaisir aux touristes.
La métropolisation reflète un attrait de la ville et certains ruraux se sont exilés pour trouver des universités, du travail, une vie culturelle qu’ils ne trouvaient pas en campagne, la campagne étant un lieu isolé par des routes torses, les idées n’y circulant alors que peu. L’historien Alain Corbin montre pourtant, en soulignant le rôle des migrations maçonnantes temporaires, la relativité de l’isolat campagnard et une circulation bien présente des idées, y compris dans les villages les plus reculés. On peut dire qu’avec l’habitude de voyager actuelle (pour raisons pratiques et financières), avec internet, l’isolat culturel de la campagne est de plus en plus relatif. Le rejet de la métropolisation, comme certains le soulignent, est un rejet politique, un rejet de la verticalité des politiques et la ruralisation, par conséquent, devient une demande de démocratie : c’est ceux qui vivent la campagne, ceux qui vivent les politiques rurales qui les doivent décider. La métropolisation, sous son aspect purement politique, de dictat des villes, est perçue comme une colonisation à laquelle la ruralité du paysan s’opposerait alors.
La question de la campagne comme l’espace dévolu à une ville n’est pas neuve. Des nominations de “pays“ le montrent : la Touraine, le Diois ou des noms comme “l’arrière-pays niçois“. L’appartenance de la campagne à la ville est soulignée. Le sociologue Bertrand Hervieu cite Redfield à ce propos : “Il n’existe pas, en premier lieu, de société paysanne ni de paysans, qui ne soient inclus dans une ville ou une féodalité“. Certes, on peut voir la campagne comme l’espace exploité par des paysans regroupés dans un village mais l’extension d’échelle des villages aux villes vaut-elle ? Car elle introduit alors un rapport de domination du bourgeois sur le paysan, et non plus seulement sur l’espace agricole. La métropolisation dérive d’une considération féodaliste où la ville est nécessairement le centre décisionnaire et certains paysans, dans ces “politiques qui sont faites pour les villes“ perçoivent des intentions de domination de la part d’urbains pratiquant la politique.
Les urbains considéreraient alors les paysans comme les travailleurs qui doivent leurs fournir des denrées. Dans le grand jeu de la division des tâches, celle de production de nourriture pour alimenter les métropoles échoirait aux paysans. Les paysans ne sont pas totalement dépourvus de relations avec la ville. Les maraîchers bio de Saint-Julien-le-Petit, par exemple, vont vendre sur le marché à Limoges. Certains fournissent aussi des boutiques qui sont en ville. Plus modestement, Felletin est aussi une petite ville où des paysans viennent tenir un stand au marché pour écouler leurs produits. Certains s’attardent au café après midi, traînant en ville, effectuant des courses, trouvant donc quelques agréments à la sortie en ville, d’autres repartent directement chez eux, désireux de retrouver le plus vite possible leur campagne. Les paysans se servent ponctuellement de la ville, comme les urbains se servent de la campagne pour leurs loisirs et les paysans peuvent ne voir dans les urbains que des clients comme, inversement, les urbains pourraient ne considérer les paysans que comme des fournisseurs. La relation de domination n’est-elle pas alors un discours métropolitain ? Les paysans, eux aussi, utilisent la ville. De nombreuses villes ne se sont d’ailleurs créées que parce qu’elles constituaient des carrefours d’échanges : elles étaient des points pratiques ou stratégiques de rassemblements de paysans et d’artisans venant tenir marché. Mais dans la métropolisation, il y a une volonté de pouvoir centralisateur et colonisateur de la campagne. Le paysan ou l’habitant rural qui rejette la métropolisation veut rendre inopérant sur lui un pouvoir de siège métropolitain.