Fin décembre, un appel traverse le plateau : face aux expulsions à Notre-Dame des Landes, il faut aider les habitants de la ZAD à “tenir” les lieux. Rendez-vous est donné début février pour construire une cabane en kit et préparer un départ collectif vers le bocage nantais.
On aurait pu croire que la neige et les routes glissantes auraient freiné les ardeurs. Pourtant sur le chantier collectif, une vingtaine de personnes se retrouvent tous les jours pour préparer une expédition de soutien vers Notre-Dame des Landes. La semaine de travaux a débuté le 3 février 2013 et doit se prolonger jusqu’au 10.
Certains participants viennent donner un coup de main pendant quelques heures. D’autres sont investis depuis plusieurs semaines déjà. Courant janvier, il a fallu rassembler les matériaux et les idées, organiser des assemblées et concevoir les plans d’une cabane à partir du matériel mis à disposition : pas mal de bois, de la paille pour l’isolation et deux caravanes recyclées.
Sur le chantier, les tâches sont réparties par groupes de 3 ou 4. L’ambiance est bonne et les travaux avancent à leur rythme. Les charpentiers chevronnés côtoient les novices. Chacun trouve sa place et petit à petit, panneau par panneau, une maisonnette prend forme. Elle fera environ 25m² au sol, sur deux niveaux.
Les repas de midi se prennent au magasin général de Tarnac. L’occasion de discuter de l’actualité de la lutte. Quelques occupants de la ZAD sont arrivés de Notre-Dame des Landes pour participer à la semaine de chantier. Ils racontent la vie là-bas. Les anecdotes, les difficultés, les différents modes d’action. Mais surtout le courage et la ténacité des paysans expropriés de leurs terres, devenus “squatteurs” au même titre que les occupants qui se sont installés récemment.
Les travaux reprennent rapidement en début d’après-midi. On retrouve des têtes connues du plateau mais aussi des gens venus de plus loin, voire de très loin. Au delà de son objectif premier, le chantier est aussi l’occasion de réunir et associer des personnes qui d’habitude ne font que se croiser.
Il ne fait pas chaud dans les ateliers mais on s’active pour lutter contre le froid et les blagues vont bon train : « Construire une belle baraque comme ça et dire qu’ils vont tout casser à coup de Bulldozer… J’espère au moins que les CRS vont admirer le boulot avant de la défoncer ! ». L’éphémère destinée de la bicoque n’a échappé à personne. Chacun est plus ou moins conscient que cette cabane n’est pas juste une cabane. C’est avant tout un message. Plus il y aura d’expulsions, plus la lutte s’amplifiera. Et si cette maison est détruite, d’autres personnes se rassembleront, ici ou ailleurs, pour reconstruire et reconquérir.
10 jours après le début des travaux, tout est terminé et le camion est chargé avec pas loin de 9 tonnes de matériel. Le convoi s’organise pour rejoindre Notre-Dame des Landes et poursuivre l’aventure. Pour beaucoup ici, cette semaine de chantier aura réaffirmé la puissance de l’action collective et la nécessité de se réapproprier ensemble les moyens d’expression, les formes d’organisation et les espaces de vie.
La lutte contre l’aéroport de Notre Dame des Landes nous concerne parce qu’elle parle de démocratie. Elle démontre comment des élus, tous bords confondus, ont persisté au fil des années dans un projet qui apparaît de plus en plus absurde et coûteux, inutile et dangereux.
Cette lutte parle du refus d’écouter d’autres avis, d’une démocratie de délégation sans que les électeurs puissent avoir le moindre regard sur ce qui se fait en leur nom. Elle parle de projets grandioses érigés à la gloire de quelques uns, où l’intérêt commun a bien peu à voir. Elle est au cœur de toutes les luttes contre les totalitarismes de tous poils. Elle fait écho aux débats qui nous ont agités localement ces dernier mois.
En 1967, au moment de l’envol du Concorde, le site de Notre Dame des Landes est choisi pour créer un nouvel aéroport en remplacement de l’aéroport Nantes Atlantique à Bouguenais. En 1970 Michel Chauty, sénateur maire gaulliste rêve d’un “Rotterdam aérien“. En 1974 la ZAD est définie par arrêté préfectoral et le conseil général commence à acquérir et préempter les terres. Le projet sera finalement mis en sommeil (arrêt du projet Concorde, choc pétrolier)… mais pas totalement cependant puisque dans les années 1980, la société gestionnaire de l’aéroport de Nantes Atlantique à Bouguenais voit rejeter sa demande de construire une nouvelle piste. Cette piste, mieux orientée, aurait permis d’éviter le survol de la ville de Nantes et de réduire considérablement l’exposition de la population aux nuisances sonores. Dans les années 2000, les projets grandioses de rénovation de l’île de Nantes, une friche industrielle bradée aux promoteurs pour être vitrine de la modernité nantaise, créent l’occasion de relancer le projet de Notre Dame des Landes. En 2000 l’ ACIPA (association citoyenne des populations concernées par l’aéroport) est créée et participera à l’enquête publique organisée en 2006-2007. En 2007 le Grenelle de l’environnement gèle les projets de nouveaux aéroports sur le territoire sauf pour les transferts…. En février 2008, au mépris des contre-arguments développés, la déclaration d’utilité publique est prononcée. La lutte prend alors un nouveau tournant. Suite au camp action climat de 2009, les occupations débutent et les premières cabanes sont construites. Ces nouveaux occupants et leurs projets seront vite intégrés.
Les opposants diligentent en 2011 avec les élus locaux une contre-enquête (étude CE Delft) qui conteste sévèrement les chiffres sur le coût prévisionnel et les projections de trafic motivant le projet. Elle développe des contre-arguments d’ordre écologique (zone humide fragile, faune et flore protégée), repose la question d’une nouvelle piste à Bouguenais et dépose des recours dont celui concernant la loi sur l’eau. Le nombre des opposants augmente.
En octobre 2012, alors que tous les recours ne sont pas encore épuisés, que tous les bâtiments ne sont pas expropriés, les forces de l’ordre interviennent pour expulser les occupants. La disproportion des forces employées, la violence de l’intervention feront réagir entre autres la Ligue des Droits de l’Homme restée jusque là très discrète. Un mois après une grande manifestation pacifique regroupe 40 000 personnes. Des comités locaux fleurissent un peu partout. Une commission de conciliation sera (enfin ?) créée avec engagement de surseoir aux expulsions.
Toutefois la répression continue en dépit des engagements de l’état : Interdiction de transporter du gasoil (en zone agricole !), gardes à vue et inculpations pour “pique-nique sur un terrain privé“, pour avoir montré ses fesses aux forces de l’ordre, contrôles de police constants. À ce jour les agriculteurs se relayent avec leurs tracteurs pour protéger les occupants.
Plutôt que de débattre du fond, l’état utilise la politique du dénigrement et reconvoque les figures de la peur. Nous voyons resurgir des arguments de sinistre mémoire concernant les occupants : “le kyste“, “les anarcho-autonomes“, les “éléments étrangers“, que contredisent la réalité du terrain et la solidarité qui existe tant au niveau local que national.
Tout a démarré avec une plaisanterie d’une ancienne collègue : “L’entreprise est d’accord pour prêter un de ses poids-lourds au collectif qui supporte la ZAD. Ça te dirait de le conduire vers Notre-Dame-de Landes, en évitant de croiser la maréchaussée ?“ Et bien, ce n’était pas une blague ! J’ai donc pris sur mon temps libre pour faire un aller-retour express vers Nantes…
Dès le dimanche, en me rendant sur les lieux pour participer au chargement du camion, j’ai bien vu des têtes connues, affairées, empoussiérées et épuisées. Des pros de la construction bois… Et quand j’ai vu les panneaux de bois arriver par tracteur ou sur remorque, j’ai saisi l’ampleur du boulot réalisé localement dans cette semaine de construction ! Belle expression créative de travail en commun par des gens d’horizons très variés…
Le chargement s’est poursuivi tard, sous la neige et un froid glaçant. Conditions pénibles avec l’impératif de ramener le poids-lourd sur la grand route avant que la chaussée enneigée ne gèle trop… A 22 heures, j’attaque la descente de la mort avec un camion au trois quarts de sa charge maxi : Tout au ralenti et sur le frein moteur. Finalement, ça passe pas mal et le camion est garé sur un itinéraire dégagé en prévision du lendemain. Puis, hop, une pizza avec le groupe et dodo.
“Bienvenue à Beyrouth-des Landes“
Lundi 5h30, réveil matinal et départ du poids-lourds vers 6h, avec ma passagère. Pas de roulage en convoi pour ne pas attirer l’attention… Rien à dire sur le trajet et arrivée à proximité de Nantes vers 15 h, en respectant les pauses obligatoires. Petit cafouillage téléphonique pour trouver un itinéraire d’approche adapté aux camions (hauteur sous les ponts, charge maxi autorisée) et surtout sans croiser les forces de l’ordre qui ont interdit les matériaux de construction sur la zone. Accueil enthousiaste dans une ferme par un groupe de jeunes cosmopolite. Déchargement d’environ une tonne par personne jusqu’à 22 heures… Épuisant et très humide.
Puis, ce que j’attendais : rentrer dans la ZAD pour y voir ce qui s’y passe. Bienvenue à Beyrouth-des Landes ! Ambiance de guerre civile en zigzagant entre les barricades, de nombreux tracteurs parfois sans roues pour être indéplaçables, traces de bâtiments détruits, parcours à pied, de nuit sur des terres détrempées, et finalement nous arrivons dans une ferme où il reste encore à manger à cette heure tardive.
Un point commun entre toutes les personnes (hommes, femmes, jeunes, moins jeunes, Français, étrangers…) que j’ai rencontrées, est le rejet de notre société sous la coupe des lobbys. Pour ces personnes, pas de doute possible : notre société actuelle n’est pas tolérable. Je n’ai pas pu discuter assez pour savoir quel monde ils voulaient construire… A minuit, dodo glacé dans une caravane libre puis retour fatigué le mardi matin vers le Plateau. Finalement, cette livraison fût une formalité ! Avant de reprendre le boulot…
Ce qui s’est passé depuis l’automne dernier à Notre-Dame des Landes va au-delà de la simple convergence, au nom d’un “intérêt bien compris“, entre des fractions auparavant étrangères. Ce qui s’est passé, c’est la rencontre, tournée vers l’action et la réalisation collectives, entre des centaines, des milliers de personnes, qui ont pu constater autant l’absurde détermination de l’État à affirmer sa pure autorité, que la richesse apportée par le fait de mener une lutte sur plusieurs fronts en même temps (juridique, médiatique, pratique, offensif…). Des fronts dans lesquels chacun ne serait pas enfermé en spécialiste, mais interviendrait dans une stratégie commune.
Nous sommes nombreux sur le Plateau, à avoir le regard tourné vers là-bas, à avoir décidé d’apporter à cet édifice surprenant les pierres que nous avions dans les poches. Peut-être, comme tant d’autres, sans trop savoir pourquoi. Dans le fond, peut-être Notre-Dame fait-elle écran, et peut-être sommes nous encore incapables de savoir, hormis en constatant ce qui s’est cristallisé là-bas, pourquoi ce qui se joue nous semble si important. Et si Notre-Dame des Landes gagnait définitivement ? Les opposants n’ont pas manqué de se poser la question au cours d’un récent rassemblement, et nous ne savons pas encore ce qu’il est ressorti de leurs échanges. Mais ce que nous savons, c’est que là-bas comme ici, un retrait définitif du projet serait un rude défi pour ce qui s’élabore actuellement, dans le bocage nantais comme dans l’imaginaire qui s’y incarne.
Sans doute nous reste-t-il encore à explorer et à comprendre cette alchimie, tant que le temps joue de notre côté, afin que ce qui a pris forme dans cette lutte ne puisse pas être un jour relégué au rang de simple coup d’éclat qui aurait “fait long feu“. La lutte à Notre-Dame nous parle d’un territoire qui s’organise non seulement sans, mais même contre l’autorité de l’État. Elle nous parle de milliers de personnes déterminées à agir concrètement pour faire vivre les formes de relation, d’organisation et de lutte qui les animent.
Il n’y a pas partout un stupide projet d’aéroport à combattre. Mais partout, il y a à renouer avec cette puissance d’action, qui reconnaît autant la nécessité de se réapproprier des territoires pour y mener des vies moins mutilées, que celle de combattre résolument tout ce qui nous en empêche.
Aux dernières nouvelles des panneaux solaires ont été récemment amenés, ce qui fait qu’il y a maintenant l’électricité dans cette cabane (dont le nom n’était pas encore certain à l’heure de notre départ…).