Le sujet, malgré tout son intérêt, reste encore pour le moins confidentiel. Allez savoir pourquoi... Il est par exemple difficile d’avoir des chiffres précis, d’autant plus localement, sur les superficies traitées. Une coopérative forestière annonce néanmoins dans sa lettre d’info de janvier 2012 que les surfaces sur lesquelles ont été utilisés des pesticides sont passées de 150 ha en 2010 à près de 400 ha en 2011, “par la mise à disposition des propriétaires d’un traitement (Suxon Forest) efficace contre l’hylobe, ravageur particulièrement actif sur le plateau de Millevaches, le Livradois et le Morvan“ (CFBL Info n°22).
Parole d’orfèvre, que nous confirme un planteur, qui travaille en indépendant une bonne partie du printemps, voire de l’automne, sur des chantiers de reboisement sur la montagne limousine.
S’il n’est pas en mesure de chiffrer les superficies concernées, il nous précise néanmoins avoir planté 30 000 plants en 2012, dont 8 000 avaient été traités à deux reprises (par trempage en pépinière ou pulvérisation en place d’un insecticide puis avec des granulés à la plantation). Un bon quart du volume planté, en somme. Encore ne travaille-t-il pas uniquement pour les coopératives forestières qui “plantent le plus, traitent le plus et fertilisent le plus“.
Et qui ne se soucient guère de la santé des “tâcherons“ qui manipulent les produits, pourrait-on ajouter !
Pas d’information sur les produits utilisés, leur toxicité et leurs effets sur le milieu naturel ou sur… les planteurs. En dépit du caractère obligatoire de la protection des utilisateurs, on ne va tout de même pas condamner ces derniers à porter des combinaisons et des masques : vous imaginez la tête du chercheur de champignons face à un tel cosmonaute !
A chacun, s’il le souhaite, de décrypter les étiquettes puis d’effectuer de fastidieuses recherches sur internet. Ou de vouer, dans les coopératives, une confiance aveugle à son responsable : il suffit en effet qu’il soit agréé pour que tous les salariés ayant à manipuler les produits le soient également. Une belle leçon de partage du savoir !
Les produits n’ont pourtant rien d’inoffensif (cf. ci-après). Il est bien difficile, en condition réelle, d’allier contraintes de sécurité pour l’environnement, les manipulateurs et conduite du chantier. Le Forester ne doit pas être utilisé par temps de pluie ou en cas de vent supérieur à 3 sur l’échelle de Beaufort, il doit être préparé sur une aire de manipulation permettant d’éviter tout contact avec le sol, le préparateur doit porter des protections adéquates. Autant dire que ces mesures de protection sont bien difficiles à mettre en œuvre : imaginez-vous une seconde en combinaison, suant sur une pente orientée plein Sud, à trimbaler vos produits et vos plants… Pas surprenant d’entendre dans la bouche de notre planteur que “les conditions de travail ne permettent pas toujours de se protéger efficacement“.
Au moins les parasites seront-ils bien traités, merci pour eux. Car cette évolution des pratiques n’a qu’un but, leur couper l’herbe, ou plutôt la sève, sous la patte !
L’hylobe est un problème majeur sur les plantations de résineux en Massif Central et dans les Landes. Il s’agit d’un insecte (charançon) qui se nourrit de la sève des résineux, occasionnant des dommages importants sur les jeunes plantations. L’application d’insecticides constitue la base de la stratégie de lutte contre l’hylobe sur les plantations de résineux.
Jusqu’en 2008, le Marshal Suxon (Nufarm) était utilisé dans la lutte contre l’hylobe, mais la Commission européenne, lors de la révision de la liste des pesticides autorisés en 2007, a décidé le retrait du carbosulfan, sa matière active, en raison du manque d’information sur sa toxicité pour l’homme et l’environnement, de la présence de résidus cancérigènes et de produits de dégradation potentiellement génotoxiques.
S’ensuit une situation tendue pour la filière, qui voit son principal (unique ?) moyen de lutte disparaître.
Mais les professionnels de la CFBL ont anticipé la situation, puisque dès 2007, ils travaillent en partenariat avec Nufarm sur le développement d’un nouveau produit, le Suxon Forest (Forêt–Entreprise n°202, janvier 2012). Le Suxon Forest a ainsi été expérimenté en 2007 et 2008 sur le plateau de Millevaches, sur 11 chantiers de douglas et de mélèze gérés par la CFBL ; puis, en 2010 ont été mis en place des essais “en grandeur nature en plein champ“ (sic – notons ici la clarté de l’approche de la “forêt“, voir IPNS n° 39). En parallèle, la Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DRAAF), organe du ministère, a réalisé en 2010 un essai comparant l’efficacité de 6 produits sur des reboisements en douglas, à Fumouse, sur la forêt communale de Beaumont-du-Lac.1
Le dossier de demande d’homologation a été déposé en novembre 2010... et depuis, le produit n’est toujours pas homologué sur les plantations (il l’a été en mai 2012 dans les pépinières) ! Mais rassurez-vous, la filière n’est pas pour autant démunie, puisque, comme s’en félicite la CFBL 2, des dérogations temporaires ont été obtenues pour son utilisation en 2011 et en 2012. Le Plateau a ainsi servi depuis 5 ans de territoire d’expérimentation pour un produit qui n’est à ce jour pas homologué. Toujours l’innovation !
Le Suxon Forest est un insecticide en granulés, appliqué dans les trous de plantation. Il s’agit d’un pesticide à libération lente (efficacité recherchée pendant 2 ans !), dont la matière active migre dans la plante (insecticide systémique). Cette matière active est l’imidaclopride... que l’on retrouve également dans le Gaucho (ami des abeilles) ou le Advocate (ami des chats, voir IPNS n° 38) !
L’imidaclopride est classé Xn Nocif et N Dangereux pour l’environnement 3. Il est “nocif en cas d’ingestion“ et il ne faut pas en “respirer les poussières“. Il est “très toxique pour les organismes aquatiques, peut entraîner des effets néfastes à long terme pour l’environnement aquatique“. Il faut “utiliser un récipient approprié pour éviter toute contamination du milieu ambiant“ (!).
Quelques chiffres sur l’écotoxicité de l’imidaclopride 4 :
La dose homologuée de Suxon Forest est de 10 g/plant, dans une limite de 15 kg/ha. Sur les chantiers assurés par notre témoin, la dose utilisée est de 5 g/plant, soit 6 kg/ha compte tenu d’une densité de plantation de 1 200 plants/ha ; ce qui signifie une dose de 301,8 g/ha d’imidaclopride.
Comparé aux 50 g/ha (dose d’imidaclopride homologuée) que l’on retrouvait dans les champs de tournesol dont les semences étaient traitées au Gaucho5, et qui avaient déclenché l’alerte sur la mortalité des abeilles, c’est… sacrément plus ! Mais qui a déjà vu des abeilles butiner des cônes, objecterez-vous. Sauf que, ce produit étant systémique, il est présent dans toute la plante (et c’est sa fonction d’empoisonner la résine pour tuer les hylobes). Espérons donc que les abeilles n’aient pas la malheureuse idée d’aller se délecter des exsudats résineux sur les jeunes plants. Et qu’est-ce qui pourrait garantir que seuls les plants de résineux, et pas les plantes (dont certaines mellifères) qui poussent à leur pied, absorbent le produit ?
Ajoutons qu’un des “avantages techniques“ du produit est sa longue rémanence : au bout de 2 ans, la dose restante est toujours suffisamment importante pour être efficace contre l’hylobe ; ce qui laisse présager d’une longue durée de vie du produit dans l’écosystème.
Le produit étant appliqué dans le sol, dommage pour les vers de terre... Dommage également pour les milieux aquatiques en contrebas : quand le produit est utilisé sur des plantations sur terrain nu, après des coupes-rases, et sur le relief mouvementé du Plateau, le risque est en effet élevé que l’érosion entraîne une partie du produit avec la terre.
Il existe 3 autres produits utilisés en traitement sur le feuillage (par pulvérisation ou trempage des plants). L’utilisation des granulés à la plantation semble plus pratique, puisque “la rémanence (des traitements foliaires) est très sujette aux conditions météorologiques“ (Forêt–Entreprise n°202, janvier 2012), c’est-à-dire que la pluie emporte le produit dans son ruissellement vers les cours d’eau et que le plant n’est plus protégé... ce qui implique pour certains produits d’intervenir jusqu’à 4 fois dans l’année. Ces produits sont parfois utilisés à la plantation en complément de l’application de Suxon Forest, afin que le plant soit protégé durant la quinzaine de jours nécessaire à la diffusion de ce dernier. Ils sont tous “nocifs (pour l’homme), dangereux pour l’environnement, très toxiques pour les milieux aquatiques et pouvant entraîner des effets néfastes à long terme“ sur ces milieux 6. Ce sont le Forester (Agriphar) et le Karate Forêt (Syngenta), par ailleurs tous deux “dangereux pour les abeilles et irritants pour la peau“, et le Merit Forest (Bayer), quant à lui utilisable uniquement en enceintes closes avant plantation.
Aujourd’hui, la filière a besoin de solutions techniques (technologiques) pour gérer et maintenir le système de production mis en place : la maîtrise de “la menace de l’hylobe est une condition sine qua non à la relance des reboisements“ (Forêt–Entreprise n°202, janvier 2012). L’application de pesticides tend donc à s’accroître sur les reboisements consécutifs aux coupes rases, puisque la stratégie préventive implique de traiter avant la potentielle apparition du ravageur. Et qu’il existe “un lien direct entre coupe rase et prolifération de l’hylobe 7“, comme le confirme notre témoin. Alors, compte tenu des effets largement indésirables sur la santé des milieux naturels et des hommes de ce type de solutions, ne pourrait-on imaginer changer de stratégie pour la gestion des systèmes sylvicoles ?
Sur les coupes rases (parfois nécessaires pour traiter un problème sanitaire), il s’agirait à tout le moins de respecter avant tout travail de reboisement un délai minimum évalué entre 2 et 4 ans selon la statégie d’intervention.
Mais surtout, plutôt que de tenter de lutter contre des problèmes directement issus de la structure déséquilibrée du système (monocultures dans le temps et dans l’espace), il faudrait créer les conditions pour que ces phénomènes n’apparaissent pas, ou soient maintenus à un niveau acceptable. C’est-à-dire recréer, tant que faire se peut, les conditions de fonctionnement d’un écosystème. Le secret (de polichinelle) réside dans la diversité. Un écosystème riche maintient sa stabilité, par l’interaction complexe (intégration) de tous ses composants. La pullulation d’une espèce est contrôlée par le développement de ses prédateurs... Une (vraie) forêt a-t-elle besoin de pesticides ?
Des alternatives existent, consistant à faire pousser les arbres en mélange, et à favoriser la régénération naturelle par semis de la forêt (et ainsi à éviter les coupes-rases). Ce sont les futaies irrégulières mélangées. Mais ces systèmes de production représentent une autre voie de développement de la sylviculture, qui implique une évolution des équipements et des pratiques, et donc ne peut se concevoir sur le court terme. Souhaitons cependant que nous y parvenions rapidement. La révision de la Charte forestière du PNR du plateau de Millevaches serait l’occasion de s’engager dans cette voie.
Une voie bien étroite, au demeurant : en consultant les sites des fournisseurs, on trouve une liste de produits insecticides et herbicides, dont les coopératives sont aussi les distributeurs (prenant une marge au passage)…
Quant à l’inventaire des produits homologués pour les usages en forêt réalisé en 8, on y trouve 53 herbicides pour le dégagement des parcelles, 38 herbicides pour le désherbage avant mise en culture, 15 herbicides pour la dévitalisation des souches, 21 insecticides pour le traitement des parties aériennes, et 4 insecticides pour le traitement des bois abattus...
Tout est dit.
Gaël Delacour – Stéphane Grasser