Pour IPNS, Maurice Robert offre quelques bonnes feuilles de son intervention à la journée sur le paysage rural organisée à Saint-Marc-à-Loubaud le 20 juin 2012. Il a laissé sous le charme un public séduit par le témoignage de l’authenticité de son enracinement limousin, allié à la sagesse et à l’intelligence de son observation d’ethnologue.
Aujourd’hui “mon“ paysage rural est moribond. La grande prairie n’est ni fauchée, pour plus de la moitié, ni irriguée, et la “serve“ n’est plus qu’un trou d’eau, mais il est vrai un biotope intéressant. Elle est quasiment cernée par des maisons qui ne ressemblent pas à celle du village. Il y a bien des fleurs de liseron et de l’ortie blanche, mais plus celles, orgueilleuses, des topinambours. Le chemin, où je conduisais l’âne à tout tracter, est joliment goudronné ; la haie a cédé devant le fil torsadé et plastifié. Le “grand fossé“ même, probable témoin archéologique, au moins topographique, a disparu, près du hameau des Thermes…
Ce paysage aménagé, créé, entretenu par les hommes, a été détruit par d’autres hommes ; et deux générations ont suffi quand plusieurs dizaines l’avaient établi. Je ne reconnais plus “mon“ paysage. Dois-je m’en plaindre ? Dois-je m’en offusquer ? Dois-je le regretter ?
Ce possessif fait-il encore sens, un demi-siècle plus tard ? Les espaces quasi naturels ne m’appartenaient pas. Ils ne m’appartiennent toujours pas. Le seul droit que je puisse revendiquer ou exercer (et est-ce bien sûr ?) est celui du regard, de mon regard, qui tient à mon mental, à mon affectivité, à ma culture.
Le paysage de mon enfance s’est modifié, comme je me suis moi-même modifié au cours du temps, sous diverses influences, diverses contraintes. Qui de nous deux les a le plus subies ? Qui a le plus changé ?
[…] Certes, j’ai encore du plaisir à observer une partie de “mon“ paysage. Mais j’en ai aussi aimé d’autres qui ont totalement disparu, pour réapparaître quelquefois, sans être pour autant des Phénix : dans la forêt de feuillus et de muguet de mon enfance ont poussé trois pylônes fort haubanés, et des résineux qui jonchent déjà le sol, prêts pour la trituration et la pâte à papier. Pourtant apparaissent encore les vallonnements, et la fontaine à dévotion coule toujours sans cependant rassembler la foule des pèlerins de la Saint-Roch.
Je dois m’y résoudre : mes paysages sont changeants. […] C’est une notion qui fait consensus aujourd’hui : les paysages ont suivi les changements techniques, économiques, sociaux, idéologiques, réglementaires, écologiques. Et la PAC européenne a souvent déterminé le sens des évolutions : quand mon vieux voisin paysan donnait du sens à l’expression jardinier de la nature, son fils est partisan du laisser-faire la nature, cultivant les chardons, laissant libre cours à la haie de ronces, ou se dessécher les cadavres de châtaigniers, renonçant à entretenir le chevelu de rigoles.
[...]1 – Le paysage rural est un concept et une préoccupation récente, concomitants à celui de patrimoine, consécutif à la déprise agricole, peut-être en réaction à la loi de 1930 (complétant celle de 1906) qui fait référence à des paysages exceptionnels comme le Mont Saint-Michel, et à la suite de la création des PNR (fin des années 60), mais conforté considérablement par la loi de 1993 à l’initiative de Ségolène Royal qui introduit la notion de “paysages de reconquête“ et qui la couple à la culture et à l’économie locales, comme en Aubrac ou en Savoie.
2 – Le paysage rural est la résultante de données physiques et naturelles, d’une histoire économique et idéologique, de savoir-faire et de traditions culturelles. Il est une totalité culturelle. Il est autant culturel que cultural…
3 – Le paysage rural n’est pas un “ordre éternel des champs“. De celui que nous observons nous ne connaissons quasiment rien des avatars passés et même peu de son devenir. Le paysage que nous laisserons à nos enfants n’est peut-être pas encore constitué. Et si d’aventure il l’était, nous ignorons quel usage ils en feront et de quel regard ils l’observeront.
4 – Au cours d’une vie, deux ou trois générations, nous aurons connu bien des changements dans les paysages, qu’ils soient ruraux ou urbains : des “barres d’immeuble“ ont laissé place à une architecture pavillonnaire, des paysages bocagers ont disparu au profit de zones industrielles et même d’agriculture extensive. Je suis toujours étonné de découvrir, au détour de ma route, sur la prairie de marguerites et de boutons d’or, un tableau en rouleaux de foin “emboudinés“ de plastique, ou quelques levées d’ensilage, aussi sous plastique, protégées des vents d’ouest par un jeu d’échecs aux pions de pneus usagés ! Et je me surprends à regretter les meules en hautes taupinières ou les longues rangées l’herbes sèches que mon grand-père lançait sur la charrette au bout d’une rustique fourche de bois, qui se morfond aujourd’hui au mur de mon séjour…
Et je ne le suis pas moins, étonné, de remarquer aux flancs de montagnes gréseuses, là où serpentaient les drailles des moutons, les seules drailles des motos…
A décharge, je dois confesser que rien ne me choque quand la vue du tas de fumier, même en volume cubique bien équarri naguère, est aujourd’hui masquée par le spectacle du cortège des tas de bois militairement rangés le long des haies ou entre des arbres en faction à chaque extrémité.
5 – On le voit ou on le devine, “mon paysage rural“ est protéiforme, voire ectoplasmique, si changeant qu’il en est instable voire insaisissable. Je ne le range dans aucune grille conceptuelle, sauf à en élargir ou multiplier les maillons. Il n’a pas de pertinence heuristique.
Il est en somme à l’image des hommes qui l’ont modelé, qu’il a servis ou qu’ils ont servi, et qu’ils aménagent aujourd’hui, Etats, services, collectivités, particuliers…, et qu’ils souhaitent protéger, surtout s’il apparaît en état de relique… Protéger et gérer, deux notions récentes qui disent assez que le paysage est passé du statut d’indépendant à celui d’administré !
La diversité même des déterminants qui le qualifient, de “paysage naturel“, assez redondant, à “paysage politique“ assez étonnant ou au “paysage audiovisuel“, assez détonnant, atteste à l’évidence de sa complexité.
6 – De cette complexité à fixer une identité paysagère il ne faut pas inférer son caractère subjectif, même s’il en est pourvu. Le paysage rural existe, je l’ai rencontré. Rencontré, mais pas retenu, ou partiellement retenu, car il n’est pas ma seule propriété. Et si on me demande de l’identifier, le portrait que j’en ferai ne sera pas, j’en suis sûr, tout à fait conforme, ou pas du tout conforme, à ce qu’en aura retenu un autre observateur. Le portrait paysager ne sera même pas le même si je suis paysan ou commerçant, habitant ou simple passant, ethnologue ou géologue, et même croyant pratiquant ou athée.
7 – Si le paysage, tous les paysages, sont, pour une grande part, de l’ordre du mental, de la sensibilité et de l’imaginaire, ils n’en constituent pas moins, selon les temps, selon les lieux, des références objectives qu’on peut décliner en valeurs esthétiques, économiques, idéologiques, voire gustatives et olfactives…
Maurice Robert, ethnologue est né à Chalus (87). Il a été tour à tour : instituteur, enseignant universitaire, directeur de recherche au CNRS.
Le Limousin a été au cœur de ses recherches. Il lui a consacré de nombreux ouvrages.