“Il n’y a donc rien qui puisse déterminer quelqu’un à s’écarter de la grandroute, des plaines fertiles, des lieux fortunés, des grandes cités pour s’enfoncer dans les gorges limousines? Rien, hormis, peut-être, une chose immatérielle, certaine attitude qu’on y cultive et qui emprunte à la ténacité du granite, à la permanence de la misère, parce qu’elle en est l’expression. C’est l’insoumission.“ En écho à cette remarque de Pierre Bergounioux, voici un livre du photographe Thierry Girard consacré au plateau. Un regard personnel sur des paysages que l’auteur caractérise comme “insoumis“. Pierre Bergounioux confirme.
Rien de moins remarquable, de plus décevant, en apparence, que les images que Thierry Girard a rapportées. Bourgs déserts aux rues étroites et plus ou moins pentues, maisons sans grâce de pierre sombre ou crépies de gris, tôle ondulée des granges et des appentis, boutiques exiguës, restées du temps où la grande distribution n’avait pas tué le commerce de proximité, taillis inculte, mamelons couverts d’ajoncs et de genêts et, partout, le vide et l’absence, la déshérence des “moins bonnes terres“ quand les meilleures, avec la mécanisation, les engrais, les semences de sélection, suffisent à tout, désormais.
C’est pourquoi ces photographies appellent quelques commentaires. Le décor pauvret ne dit rien, à la différence de ceux, majestueux, comme prédestinés, que l’histoire affectionne, plaines propices aux grandes batailles et aux Te Deum, Bastille, Champ de Mars, perspective Nevsky, grands boulevards de Paris où déferlent, à la fin de L’Éducation sentimentale de Flaubert, les charges de cavalerie. Et pourtant, ces rues désertes, ce carrefour où la
D 992, qui mène à Gentioux (“Que maudite soit la guerre“), coupe la D 3, vers Tarnac, ces sous-bois confus de châtaigniers, ce raidillon, entre des HLM, à Tulle, furent le théâtre des luttes qui sont l’histoire même et peut-être, au-delà, de l’éternel conflit du Bien et du Mal.
Il serait surprenant que les gueux attachés à leurs mauvaises terres n’aient pas conçu de ressentiment contre l’ordre des choses quand il leur fallait céder une bonne part du peu qu’ils en tiraient aux maîtres du moment, proconsul romain, chef franc, seigneur de la Marche et de la Combraille, évêque de Tulle, monarque absolu, empereurs, noirs ennemis, enfin, du genre humain qui martyrisèrent le monde et, deux années durant, de 1942 à 1944, le Limousin. La passion française par excellence, qui est l’égalité, n’a cessé, depuis deux mille ans, d’agiter les Pourceaugnac et autres “escholiers limosins“, dans leurs villages laids, sur les landes obliques, sous le taillis de châtaigniers. Mais les pierres parlent peu et nous comprenons mal ce que chuchotent les bois. Ils savent à quel endroit précis se tenaient les maquisards qui affrontèrent, pour les retarder, les divisions blindées qui montaient, en juin 1944, vers la Normandie. Les balcons se souviennent des pendus qu’on leur a fait supporter, les ruines calcinées d’Oradour, des femmes et des enfants brûlés vifs dans l’église, des hommes froidement abattus, comme au stand. Et les prétentieux de Brive-la-Gaillarde (j’en suis) ne balancèrent pas à marcher, les armes à la main, contre l’occupant. Ce qui fait que la ville fut la première du pays à s’être libérée sans attendre personne, par ses seuls moyens. Si l’on étudie, avec un peu d’attention, son blason, on note, bien sûr, les trois épis de blé triples, en forme de fleur de lis, qui indiquent l’idée flatteuse, exagérée, qu’elle s’est faite d’elle-même et de sa richesse, ainsi que son attachement à l’autorité royale, par-delà les féodalités de Turenne et de Comborn. Mais, tout en bas, il y a aussi la croix de guerre. Il faut encore s’imaginer la farouche petite troupe républicaine, hérissée de fourches et de faux, qui tente de soulever le pays contre le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851. Et le petit peuple d’Aubusson, dispersant les gabelous et tenant tête aux archers envoyés de Moulins. Et Crocq, au-dessus de Felletin, constituée en commune libre vers 1590, en pleine réaction nobiliaire, tenant tête au seigneur du cru, aux troupes royales, avant que les mutins ne finissent pendus, c’est une habitude, aux branches des arbres voisins. C’est de là que viendrait ce nom de “croquants“ dont la noblesse affublait, avec ceux de “manants“ et de “vilains“, le menu peuple du royaume. Enfin, pour qu’il ne subsiste aucun doute sur la ténacité de l’esprit qui fleurit sur ces mauvaises terres, deux faits pris aux deux extrémités de l’histoire.
En 57 avant notre ère, César, qui aspire au pouvoir absolu, juge politique d’ajouter à sa réputation la gloire d’avoir conquis la Gaule. Il attaque par le nord, extermine les Nerviens et les Viromandues sur la Sambre, bouscule les Arvernes qui avaient fait une belle résistance, pourtant, à Gergovie, met le siège sous Alésia, capture Vercingétorix qu’il expédie à Rome où il sera exhibé, lors du triomphe, avant d’être étranglé dans son cachot. On célèbre vingt jours de grâce, à Rome. L’affaire est terminée. Seulement, aux sept livres de La Guerre des Gaules s’en ajoute un huitième dont les premiers mots sont : “La Gaule était vaincue dans sa totalité“. Fort bien. Mais il faut réprimer un soulèvement des Bituriges puis des Bellovaques en 52. La paix romaine règne donc enfin. Non, en 51, Caninius, qui a remplacé César sur le terrain, apprend qu’un parti de Cadurques (les gens de Cahors) et de Lémovices (les Limousins) s’est remparé sur la hauteur d’Uxellodunum (le Puy d’Issolud, à quinze kilomètres de Brive) et revendique l’indépendance du pays. Les légions repartent, détournent l’eau de la source qui alimentait la place. Les défenseurs, mourant de soif, capitulent. Hirtius, qui est l’auteur du livre VIII, écrit : “César savait que l’on connaissait partout sa mansuétude. Si d’autres décidaient, çà et là, en Gaule, de se lancer dans de pareilles entreprises, il pensa qu’il fallait les épouvanter par un châtiment exemplaire. En conséquence, il fit trancher les mains à tous ceux qui avaient porté les armes et leur laissa la vie sauve.“ C’est dans la violence que notre pays est entré dans l’ordre second de l’écrit, dans l’histoire.
Maintenant, on est en 2008, à Tarnac, en haute Corrèze. C’est un bourg sans grâce, avec une rue centrale, une église romane, en granite, bien sûr, une école primaire, également en granite, où ma belle-mère prit son premier poste, après l’École normale de Tulle, et un bistro. Partout autour, le classique moutonnement des brandes et des bois. Un beau jour, à l’aube, des hommes qui ressemblent à la garde prétorienne de Dark Vador, dans La Guerre des étoiles, investissent le village, font intrusion dans les maisons pour se saisir, sans ménagements ni cérémonie, de jeunes gens suspectés de comploter contre la sûreté de l’État. Dans le lot, un nourrisson de quelques mois. Une parenthèse, comme dans les romans à tiroirs, à histoires dans l’histoire, qui excitent délicieusement l’imagination. Sauf qu’on est en pleine réalité. L’enfançon et ses parents logent à l’écart du soviet tarnacois, dans la maison ancestrale d’une compatriote qui passe le plus clair de son temps à Paris et l’a mise, gracieusement, à leur disposition. Portes et fenêtres volent en éclats et elle est toujours en pourparlers avec la puissance publique pour se faire rembourser les frais de l’opération. Mais ce ne sont pas ses premiers démêlés avec le ministère de la Défense. En 1959, elle séjourne en Algérie, avec son mari, qui est d’origine arménienne (il en a le faciès de bandit, bien sûr) et ingénieur hydraulicien. On les suspecte, à fort juste titre, de sympathie pour le FLN et on les expulse en Tunisie. Marie-Jeanne, ma compatriote, trouve un poste à l’hôpital de Tunis. Elle est en train de dactylographier je ne sais quelle pièce. Passe un Noir gigantesque, médecin psychiatre, qui s’arrête net. “Tu sais taper à la machine ? Ne bouge pas. Je reviens.“ Le revoilà, une liasse de feuillets manuscrits à la main, dont il lui dicte le titre, L’An V de la Révolution algérienne. On l’a compris, c’est Frantz Fanon. Bref, quand j’ai vu les photos des types cagoulés, casqués, gilet pare-balles, fusil d’assaut, dans la paix sidérale de la haute Corrèze, je me suis demandé, un peu, si je rêvais. Et puis je me suis rappelé que l’affaire se passait sur le plateau de Millevaches, et qu’elle s’inscrivait, tout naturellement, dans la tradition deux fois millénaire et plus d’insoumission des hautes terres.
Pierre Bergounioux
Thierry Girard, Paysages insoumis, éditions Loco, 96 pages, 50 reproductions en quadrichromie et bichromie, 35 €. Sortie le 15 octobre 2012.