Le plateau de Millevaches a-t-il vocation à devenir exclusivement un massif forestier ? Comment et pourquoi sommes-nous passés d’un paysage de landes à celui d’aujourd’hui ? Et surtout, qui en a décidé ainsi ? Des questions qui ont leur importance, pour mieux comprendre le processus en cours.
On dissertera encore longtemps sur la forêt primitive et l’évolution de la surface forestière du Plateau. Ce qui compte aujourd’hui c’est le regard que nous portons sur la manière dont la forêt a totalement remodelé les paysages du Plateau depuis tout juste un siècle. En 1912, quelques notables et propriétaires ruraux, réunis au sein de la “Société Gay-Lussac et des congrès de l’arbre et de l’eau“ demandent à Mr. Pams, ministre de l’agriculture, de prendre des mesures pour le “reboisement“ des terrains sectionnaux dont la superficie est ici très importante. Le ministre, avec les crédits de la “restauration et conservation des terrains de montagne“, dont le plateau a toujours été écarté depuis les lois de 1860, s’engage à créer un poste de garde général des forêts avec la double mission d’assurer “des améliorations agricoles et la direction des travaux de mise en valeur à entreprendre dans les landes du Plateau“. Marius Vazeilles, garde général forestier s’installe à Meymac en 1913. Mission à ce point urgente que mobilisé dès le 3 août 1914 il quitte Meymac pour y revenir au printemps 1915 afin d’assurer des plantations forestières avec des prisonniers de guerre. Entre 1915 et 1918 ils planteront plusieurs milliers d’hectares.
La “forêt paysanne“ une ébauche d’avenir
Sa réflexion de forestier le conduit à proposer dès 1917 un programme de “Mise en valeur du Plateau de Millevaches“. Il fait le pari d’une forêt paysanne en s’appuyant sur la petite propriété paysanne. Avec ces paysans il entend refonder le système agraire autour d’un triptyque agro-sylvo-pastoral. Mais il fait aussi le constat que depuis la dernière décennie du XIXe siècle, avec la fin de l’immigration saisonnière des maçons limousins, une émigration définitive de familles entières vers les villes entraîne une chute notable de la population dans les communes du Plateau. Il est urgent d’y mettre un frein. Deux ans plus tard l’abominable tuerie de la “grande guerre“ accélère le processus de cette hémorragie de la force de travail nécessaire pour entreprendre cette révolution. Tous les effets de cette boulimie migratoire contribuent à mettre en échec son projet d’association avec les petits paysans propriétaires pour réaliser “l’alliance de l’arbre et de l’herbe“ et sa théorie des Prés-bois.
Son projet suscite l’opposition des notables et grands propriétaires du Plateau. Ceux-ci depuis quelques décennies, devant la pénurie de fermiers et de régisseurs, ont entrepris la transformation de leurs domaines agricoles en un nombre significatif de petits massifs forestiers. Aussi s’opposent-ils farouchement au partage égalitaire des biens sectionnaux élément phare des Prés-bois. Surtout ils font pression sur l’administration des Eaux et Forêts pour obtenir son déplacement. Poussé à la démission en 1919, Marius Vazeilles entend rester sur le Plateau qu’il a parcouru dans tous les sens. Au cours de ses pérégrinations à vélo il a partagé les luttes et les espérances des petits propriétaires paysans. En quête de l’histoire de la forêt, il s’est fait observateur et prospecteur archéologique participant ainsi à l’affirmation de la singularité de Millevaches. Engagé dans un socialisme militant il organise la première fédération nationale des Paysans Travailleurs. À ce titre il est élu député communiste de la circonscription d’Ussel en 1936.
D’une forêt d’annexion à la plantation industrielle
Toutefois Marius Vazeilles demeure un forestier dans l’âme. Il a la passion de son métier, et après sa démission s’installe à Meymac comme pépiniériste et expert forestier. Ayant perdu la confiance des services des améliorations agricoles et pastorales, il se fait le propagandiste du seul volet forestier de sa théorie. Dans la période de l’entre deux guerres il multiplie les arboretums expérimentaux et crée pas moins de 25 pépinières scolaires en collaboration avec le directeur de l’école normale de Tulle. Durant cette trentaine d’années, sous sa tutelle, la forêt s’installe sur le Plateau de Millevaches. Elle est majoritairement d’essences résineuses et occupe le quart de son territoire en 1946. En s’appuyant sur les paysans travailleurs pour débusquer les multiples petites parcelles des propriétaires absentéistes partis en ville, une “forêt en timbre-poste“ a pris racine et se conjugue avec les quelques massifs forestiers des grands propriétaires.
Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale une nouvelle ponction urbaine accélère le processus de dépopulation des campagnes et l’abandon à la friche des terres agricoles ou pastorales. Pour parer cette forte déprise agricole, l’état, sans grande précaution ni préparation, institue en septembre 1946 le Fonds Forestier National (FFN). Cette politique du reboisement à outrance ouvre la voie à une multitude d’aides de l’état sous forme de primes, de subventions ou de prêts diversifiés. Ces aides ne profitent ni aux habitants du Plateau ni à ses exploitants agricoles, bien au contraire ; car elles pénalisent les communes rurales en les privant de ressources fiscales nécessaires à la modernisation de leurs équipements publics : école, santé, sports, culture. L’aide au reboisement est devenue l’affaire des citadins. À savoir, tous les néo-urbains aspirés par l’explosion industrielle de l’après-guerre, mais aussi toute une cohorte de techniciens de la fonction publique ou d’organismes privés en quête d’investisseurs à l’affût d’un placement fructueux. Selon une enquête effectuée vingt ans après la naissance du FFN les nouveaux reboiseurs se recrutent principalement dans les catégories sociales aisées. Parmi ces nouveaux propriétaires forestiers se détachent quelques grandes sociétés, compagnies d’assurance et gros industriels du bois en capacité d’acheter et de regrouper de nombreuses parcelles où ils procèdent à de gros travaux pour la réalisation de grands massifs forestiers en privilégiant exclusivement les résineux.
Les ravages d’une gestion industrielle
À l’aube du XXIe siècle le Plateau est un des grands territoires forestiers nationaux avec des plantations couvrant plus de la moitié de sa superficie. Dans nombre de communes le taux d’enrésinement atteint et dépasse les 2/3 de leur territoire. À cette jeune et fragile forêt les chablis de la tempête de décembre 1999 ont révélé l’aberration de cette sylviculture désordonnée en même temps qu’ils ont ouvert la voie à son exploitation mécanique et intensive. Après la liquidation des chablis, les bûcherons ont été remplacés par des machines forestières (abatteuses, chargeurs-porteurs etc...) de plus en plus puissantes et inadaptées à la configuration du relief. Dans le paysage forestier ces machines multiplient les coupes rases où après enlèvement de la récolte subsiste une masse de déchets inutilisables et un sol tellement compacté, qu’il devient impropre à toute végétation pour un temps indéterminé.
Après un siècle de forêt folies, un grand chantier s’impose aujourd’hui aux habitants, aux élus, aux propriétaires et opérateurs forestiers pour penser la forêt autrement.
Alain Carof