Pour Alain Christophle, expert forestier, la forêt du plateau de Millevaches est “mal gérée, voire pas gérée du tout“. En parcourant le plateau il se désole de voir des coupes à blanc réalisées là où des éclaircies auraient dû avoir lieu, des massifs de résineux non entretenus et des bois de feuillus oubliés... Il nous livre ses conseils.
Je ne suis pas tellement d’accord pour dire, qu’aujourd’hui plus qu’hier, la forêt française s’engouffre vers une économie industrielle. Je m’explique : la forêt a toujours été un tout, présente dans l’espace, et ses fonctions ont toujours été les mêmes : fournir aux hommes ce dont ils ont besoin pour construire, cuire, écrire, etc., être un puits de carbone, de biodiversité, un espace de promenade, etc… Par contre, c’est vrai que parfois la forêt est surexploitée. Mais ce n’est pas le capitalisme moderne qui a inventé la surexploitation. A de nombreuses époques, à commencer par celle des Romains, les forêts ont été coupées à blanc (Larzac, Mont Lozère...). Sous Louis XIV, les forêts étaient en train de disparaître et il a fallu des édits très durs pour enrayer cette hémorragie. Les plus belles chênaies que nous connaissons actuellement ont été semées à cette époque. De même, consécutives aux déprises agricoles importantes du XIXe et du début du XXe siècle, de nombreuses plantations de conifères ont été implantées dans la moyenne montagne. C’est le cas du plateau de Millevaches.
Sur-exploitation et protection
Exploitation, sur-exploitation, défrichement, replantation sont l’expression des besoins économiques, justifiés ou non, des populations. C’est une sorte de flux et de reflux permanent et cela depuis l’antiquité. A la Révolution Française pendant qu’on coupait des têtes à Paris, d’autres rasaient des forêts au point qu’encore actuellement dans certaines futaies de chêne à grande révolution – 300 ans - on peut remarquer le “trou“ qui correspond à ce pillage. Pour empêcher que la forêt ne soit rasée au gré des envies des spéculateurs, l’État peu à peu a construit une série de règles qui a abouti au Code Forestier. Ainsi, les forêts de plus de 25 hectares doivent avoir un plan de gestion, les plus petites doivent adhérer au CBPS (Code de bonnes pratiques sylvicoles) qui sont aussi agréées par le CRPF (Centre régional de la propriété forestière). La forêt est donc défendue contre la cupidité des hommes. Bien sûr, l’esquive des règles est souvent pratiquée. Pourtant, avec les photos satellites en Europe, il n’est plus guère possible de faire des coupes rases importantes et non-prévues dans la gestion.
Bonne et mauvaise gestion
Le problème, c’est la sur-exploitation. Il est important d’expliquer ce qui à mes yeux est une bonne ou une mauvaise gestion et en connaître l’axe générateur. Pourquoi gérer ? La forêt peut très bien s’auto-gérer totalement. Elle évoluera selon les conditions climatiques. Les arbres en tombant ouvrent des clairières, les semis s’y mettent, etc… En résumé, l’homme a besoin de la forêt, mais la forêt n’a pas besoin de l’homme. La gestion permet à un propriétaire quel qu’il soit, public ou privé, de connaître le plus finement possible son passé, son présent, ses peuplements, ses classes d’âge, la station, etc. On prend toujours la forêt dans un état d’évolution donné. On peut le critiquer et des évolutions de correction peuvent être entreprises (par exemple pour aller de la mono-diversité à la biodiversité). Tout ce travail va mener le forestier vers le calcul de la possibilité annuelle de son massif forestier.
C’est cette possibilité annuelle qui déterminera l’économie du massif.
La possibilité annuelle de la forêt
La possibilité annuelle d’une forêt, c’est la masse de bois produite chaque année (accumulation des cernes annuels). Par exemple, une chênaie, c’est 4 à 7 m3 par hectare et par an ; une hêtraie, c’est 5 à 8 m3 ; pour le Douglas, de 15 à 18 m3. Ainsi, une forêt de 50 hectares de chêne produisant 5 m3 par hectare et par an, cumule 250 m3 de masse de bois produit dans une année. Théoriquement, on pourra donc prélever par éclaircie une partie de ce volume qui va se reconstituer dans les arbres restants en augmentant leur diamètre.
On a trois solutions :
- prélever 200 m3 : c’est un bon sylviculteur
- prélever 250 m3 : c’est un moins bon sylviculteur
- prélever 1 000 m3 : c’est un très mauvais sylviculteur, car on dit dans ce cas qu’il dépasse la possibilité annuelle de la forêt, et à terme, la forêt sera très vite appauvrie.
Dans ce dernier cas, le sylviculteur ne se contente pas de la rente de la forêt, il met le capital en péril. C’est ce qui se passe souvent actuellement avec les coopératives et même à l’ONF. Compte tenu de leurs marchés, elles ont tendance à dépasser la possibilité annuelle, d’autant que cela ne se verra pas très vite. En résumé, le bon sylviculteur est celui qui prélève le fruit annuel, et le mauvais est celui qui fait une politique à court terme, très court terme même, car il appauvrit la forêt et vole les générations futures.
Les travailleurs de la forêt
C’est quoi “être rentable“ pour un forestier sylviculteur ? C’est au minimum équilibrer les recettes et les dépenses. Payer les charges de la forêt (impôts), les intervenants : bûcherons, ouvriers sylviculteurs, gestionnaire s’il y en a un, et en dernier le ou les propriétaires. Le paradoxe, c’est que le calcul du prix du bois n’est pas établi par rapport à ce que coûte la forêt, mais par addition des charges en aval et en premier lieu du marché mondial du bois. Il existe des alternatives pour contourner en partie cette pression : c’est de négocier le bois avec des clients proches, par exemple : débardeur local, petit tracteur, cheval et scie mobile. Mais cela ne peut suffire car 80 % de la population est urbanisée, et donc le sylviculteur est bien forcé de vendre à des scieries de moins en moins nombreuses et assez fragiles, pour faire scier ses produits. Il y a donc besoin d’une industrie. Dans le monde de la forêt, il est vrai que les ouvriers sylviculteurs, les bûcherons, les débardeurs sont sous pression. Les bûcherons sont remplacés par des abatteuses et les salaires sont proches du SMIC. Comment faire évoluer les salaires, ceux du gestionnaire compris, dans une filière où tout est tiré au cordeau ? C’est le problème. A Eurosylva, tous les salaires sont égalisés, mais dans le système classique les écarts entre l’ouvrier et l’ingénieur sont très grands.
Alain Christophle, expert forestier.
(IPNS n°28 - septembre 2009)
- Eurosylva
Alain Christophle travaille depuis 40 ans dans la forêt. Basé en Aveyron, il était partenaire d’Eurosylva, une entreprise de sylviculture créée dans les années 1970 qui effectuait des plantations, des entretiens de forêts, des coupes, des éclaircies, qui donnait des conseils aux propriétaires et s’était également dotée d’une scierie mobile.
Eurosylva intervenait régulièrement en Limousin, et sur le plateau en particulier.
Alain définit son travail de forestier comme un “compagnonnage avec un propriétaire pendant plusieurs années“. Son métier, il ne l’envisage guère sous la forme d’interventions ponctuelles et sans lendemain, mais plutôt sur le long terme pour suivre l’évolution de la forêt.