Il n’a pas fallu attendre très longtemps après l’arrestation à Tarnac le 11 novembre 2008 de nos supposés terroristes locaux, pour voir sortir le premier livre consacré à l’affaire. Julien Coupat est encore en prison, les autres inculpés assignés à résidence, qu’un journaliste lorrain qui travaille à L’Est Républicain, Marcel Gay, publie en mars 2009 Le coup de Tarnac (éditions Florent Massot). L’ouvrage pose l’essentiel de la critique du dossier, synthétisant l’ensemble des éléments alors développés dans divers organes de presse et par la défense, montrant la faiblesse de l’accusation et les incohérences de l’enquête et pointant les intentions liberticides du ministère de l’Intérieur. Une analyse qui se déploiera ensuite dans divers ouvrages, comme celui de Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur (éditions La Découverte, 2009) qui se termine justement par l’évocation de l’affaire de Tarnac, et plus récemment du sociologue belge Jean-Claude Paye, L’emprise de l’image (éditions Yves Michel, 2011), sous titré : de Guantanamo à Tarnac.
En 2009 encore, le philosophe Alain Brossat sort un petit livre Tous Coupat, tous coupables (éditions Lignes) dans lequel il fustige le discours “innocentiste“ qui veut faire des militants de Tarnac et d’ailleurs, de gentilles victimes de l’arbitraire d’État, reprochant à une partie de leurs défenseurs “d’ensevelir leur combat sous les gravats de l’idéologie moyenne de l’État démocratique allié au discours moral de la présomption d’innocence“ plutôt que “de se solidariser avec leur combat, dans les formes et dans les termes que celui-ci proposait.“ Et d’enfoncer le clou de sa critique de ce qu’il appelle “le moralisme antiviolence“: “Il est temps de le dire : le moralisme antiviolence est un moyen de domestication des espèces rebelles (…), un dispositif idéologique destiné à faire en sorte que l’insupportable soit supporté quand même (…), un discours anesthésiant qui vise à convaincre les offensés, les spoliés, les méprisés que le seul courage dont ils puissent faire preuve est celui qui consiste à endurer, à rester à leur place et à tirer les partis qu’ils peuvent de leur condition de “victimes“.
On trouvait également Tarnac sur la couverture d’ouvrages plus littéraires. Ainsi, sous ce seul titre, Tarnac (Gallimard 2010), Richard Millet, le romancier originaire de Viam, semblait profiter de l’aura soudaine de la commune corrézienne, pour un court récit... qui n’a aucun rapport avec l’affaire. Tarnac n’est que le nom que son héros – un faux expert en art – se choisit, par référence au village de son père... Tarnac, un acte préparatoire du poète Jean-Marie Gleize (Le Seuil, 2011) est par contre directement provoqué par l’affaire, même si s’y fondent des réminiscences et des références beaucoup plus lointaines autour du village. Nous n’en voulons pour preuve que sa dédicace “Pour Julien Coupat et ses camarades“. Mais il ne s’agit ici ni d’essai, ni de récit, ni d’enquête, mais de poésie où se croisent de disparates histoires : “En réalité toutes les histoires sont faites de plusieurs histoires et toutes ces plusieurs n’ont pas la même taille ni le même poids. Il y a ces morceaux qui sont ensemble plusieurs et montent les uns sur les autres et entrent les uns sous les autres, ils forment un terrain accidenté, heurté, ils s’empilent et se poussent, s’empilent et s’agglutinent.“ “Il y a aussi eu un volume de la Série noire (de piètre facture au demeurant), signé Elsa Marpeau, Black Blocs (Gallimard, 2012), qui affiche en exergue une citation de L’insurrection qui vient – le livre hyper-visible qui plane sur toute l’histoire et que citent par ailleurs tous nos auteurs... Une plongée caricaturale dans les milieux dits de l’ultra-gauche où un flic déjanté court après les auteurs invisibles (dont un certain Julien) d’un livre sulfureux... Il y a même eu un court métrage de fiction d’un certain Damien Gonzales, intitulé Il y a une guerre et explicitement inspiré de l’histoire de Tarnac !
Autre livre, difficilement classable, est celui de Nathalie Quintane Tomates (éditions P.O.L., 2010), que traverse l’affaire de Tarnac et les interrogations qu’elle ne cesse de susciter (voir extrait en encadré). A un moment elle écrit : “Le fascisme , c’est quant tu ne peux rien dire chez toi, et surtout rien au téléphone.“ Voilà une remarque que le livre de David Dufresne, Tarnac, magasin général (Calmann-Lévy, 2012) confirme très concrètement. Le journaliste qui a suivi l’affaire dès ses débuts décrit sur près de 500 pages la manière dont celle-ci a été vécue du côté des inculpés, comme du côté des policiers, du côté des journalistes comme du côté de ceux qui y ont été confrontés (du président de la SNCF aux parents des inculpés). On est impressionné par la machine policière qui a été activée autour de ce que Pierre Bergounioux appelle, bienveillant, le “soviet de Tarnac“. Écoutes téléphoniques, surveillance directe ou par caméra interposée, notes de services, filatures, puces GPS, la grande panoplie est déployée. Le récit de Dufresne qui, selon la formule consacrée, se lit comme un roman, n’échappe pas à cette plongée dans l’intimité des protagonistes et le lecteur ne peut guère nier qu’il y a, comme il y eut dans le traitement médiatique de l’affaire, une certaine dose de voyeurisme à poursuivre ainsi les personnages de l’histoire. Les héros de l’aventure sont devenus des familiers... On les appelle par leur prénom, on sait (presque) tout de leurs parcours, faits et gestes, et on se dit parfois qu’on ferait mieux de ne plus rien lire...
Mais on continue, car l’affaire est plus que l’affaire. Elle touche chacun d’une manière ou d’une autre et renvoie beaucoup de journalistes ou de militants à leurpropre passé ou à leurs propres rêves. C’est romanesque et politique, jouissif et réel, ça ne vaut peutêtre pas l’affaire DSK, mais dans son genre c’est pas mal quand même... David Dufresne observe cette fascination chez les personnes qu’il va interviewer et que lui-même visiblement éprouve. Parlant de Gérard Gachet, le porte-parole du ministère de l’intérieur, il écrit : “Il avait fait à son tour de l’affaire une affaire personnelle.“ Et d’élargir : “C’était ce dénominateur commun, cette madeleine de Proust, ce renvoi aux idéaux passés et présents de chacun, qui expliquait l’emballement des faiseurs d’actualité pour Tarnac – flics de droite ou de gauche, rédacteurs en chef extrotskistes, gauchistes pigistes, fonctionnaires nostalgiques d’une France qui serait réelle... L’affaire renvoyait les plus de 35 ans à ce qu’ils avaient été. Peut-être même était-elle leur chant du cygne, l’insurrection qui ne viendrait pas, ou seulement une fois, une dernière fois, et qu’il fallait contrer ou attiser, selon les orientations ?“ Ou encore : “Ces télescopages donnaient à l’affaire toute sa force. Elle était une peinture de la France des années 2000. Ou plutôt : elle dessinait toutes les France, celle du Magasin général de Tarnac, celle des salons de thé, celle de Match, de l’invisibilité, du Goutailloux, et des grands bourgeois. Rien de plus stimulant qu’un téléscopage.“
En résumé : “Cette affaire était l’affaire de tous.“ Voilà pourquoi il y aura certainement encore d’autres livres sur le même sujet.
Michel Lulek