Des tentes kaki, des tenues de camouflage, des cannes tendues à travers les lacs, un feu, des attitudes parfois débordantes… Vous êtes sur un coin de carpistes ! Mon propos n’est pas de traiter tel ou tel comportement que nous retrouvons dans n’importe quel groupe constitué, mais de pointer les retombées sur notre environnement.
Fini le bon vieux bouchon de papa que ce dernier surveillait patiemment en se préparant à un combat qui ravira ses potes au comptoir. Maintenant, le pêcheur dispose de cannes légères, puissantes, qui ne posent plus de problème pour “treuiller“ les carpes : le combat est devenu inexistant. Il dispose également de bateaux téléguidés d’une technologie de plus en plus pointue : équipés d’un sondeur en couleur et fonctionnant à distance, dotés souvent de caméra sous-marine et d’un GPS qui permet de retrouver les coups favoris, ils emmènent dans leur “soute“ l’amorce nécessaire ainsi que les lignes. Il suffira de le positionner grâce au GPS et la “livraison“ sera assurée.
Le récepteur ou le smartphone dessine sur un écran le profil du fond, détecte les poissons et indique leur profondeur. La nuit, le pêcheur est relié jusqu’à sa tente avec un réveil sonore d’une petite centrale qui indique par bip un départ de moulinet. Pour les fans de modélisme aérien, est apparu sur le marché un drone capable de transporter montage et amorce sur les emplacements. Ils représentent une alternative aux bateaux amorceurs, qui, bien que discrets, émettent tout de même un bruit de moteur et une ombre qui semble parfois perturber l’appétit des poissons. Equipés d’une caméra et d’un retour vidéo sur un smartphone, ils permettent de scruter la surface de l’eau tel un oiseau, permettant d’observer les postes à la recherche d’herbiers, de hauts fonds ou tout simplement de poissons.
Pêche vous me dites ? Plutôt jeu vidéo grandeur nature.
Après avoir utilisé Frolic, la croquette pour chien (composition : céréales (dont blé) 4%, sous-produit d’origine végétale, viandes et sous-produits animaux (dont viandes fraîches 4%, dont bœuf 4%), huiles et graisses (dont huile de tournesol 1%, dont huiles de poissons 0,25%), légumes (carottes 4%), substances minérales, lait et produit de laiterie, sucres, poissons et sous-produit de poisson. Rien que des produits “naturels“ présents dans nos eaux ?), la bouillette (bille) est devenue un appât incontournable pour la pêche à la carpe. Plus sélective et plus robuste que les graines, la bouillette permet de lancer beaucoup plus loin et de pêcher plus longtemps sans relever ses lignes.
La bouillette a été déclinée dans une multitude de couleurs, diamètres et parfums, aussi bien fruités que carnés, à base de farines diverses : soja, blé, lupin, maïs, de saumon, de calmar, de graines de lin, de piment rouge en poudre, renforcé en albumine d’œufs et d’attractants de type liquide de foie, parfum moule-écrevisse, ail-menthe, huile de thon, de crabe, arôme de fraise, de banane et autre produit secret du carpiste !
L’amorçage joue un rôle essentiel dans cette pêche. Mais les tonnes de billes déversées chaque année dans nos lacs sont-elles vraiment saines pour l’écosystème ? Au fond, qui se préoccupe de l’innocuité des appâts ? Les bouillettes sont composées de farines animales et végétales et de liquides dont la composition est secrète et parfois vraiment douteuse. Et comme tout aliment, les billes pourrissent.
Des plongées dans les lacs surpêchés ont révélé un phénomène inquiétant : les bouillettes qui ne sont pas mangées finissent par créer un dépôt nauséabond sur le fond de l’eau. Sous ce dépôt : aucune vie ne se développe, contrairement à ce que l’on pourrait penser.
Il y a en réalité deux phénomènes différents, selon que la bouillette a été roulée avec ou sans conservateur. Sans conservateur, les bouillettes moisissent assez vite. Les bactéries aquatiques jouent leur rôle : le début de la décomposition est marqué par l’apparition de filaments blancs (bactéries agglutinées) et par la suite, les bouillettes se délitent en une bouillie dégueulasse ! Même les animalcules ne trouvent pas leur compte dans cette soupe bactérienne et désertent souvent les lieux. Second cas, la bouillette comporte des conservateurs et des antifongiques. Là, les choses sont encore pires. Les bouillettes ne sont pas dégradées rapidement par les bactéries, et restent des jours voire des semaines dans le même état. Or, au bout de seulement quelques temps, l’hydrolyse du milieu naturel va finir par avoir raison des protéines qui constituent cette bouillette (souvent plus de 30 % du poids total, c’est-à-dire 10 % de plus que dans le bœuf ou le poulet). Les protéines qui se dégradent créent de l’ammoniac à haute dose, et cela rend le fond de l’eau toxique. En plus, l’ammoniaque (ammoniac sous sa forme aqueuse) a un pH très basique, ce qui ne s’arrange pas dans nos plans d’eau acides. Cela crée un terrain très fertile pour les algues vertes filamenteuses qui ont besoin d’azote. Dans les deux cas, les nutriments constituant les bouillettes (et parfois aussi les graines) semblent ne plus intéresser le moindre invertébré au bout de quelques jours, dès que la bouillette se met à se décomposer. Les résidus sont d’autant plus épais que l’amorçage est gros et que la pression de pêche est grande ! Lorsqu’il s’agit d’une tache de 10 m² dans 2000 hectares d’eau, ça ne pose aucun problème, parce que la nature a le temps d’éliminer la nuisance. Mais dans un bassin de dix hectares matraqué 24 heures sur 24, il ne faut pas s’étonner des conséquences.
De nos jours, quelle est l’espérance de vie moyenne d’une carpe dans un plan d’eau impacté par la surpêche ? 15 ans ? 20 ans ? Moins ? Nos carpes ont une croissance folle, rapide, mais elles meurent assez jeunes. Dans les années 1980-1990, on prêtait aux carpes une espérance de vie de 30 ans au moins, et certains carpistes parlaient même de sujets atteignant les 50 ans. Que s’est-il donc passé ? Les souches de carpes ont évolué. Les souches modernes ont un potentiel de croissance fort, et surtout une vitesse de croissance hallucinante. Mais elles sont aussi très résistantes. Donc on ne voit pas pourquoi leur espérance de vie serait plus faible ! Il n’y a que la surpêche qui explique cela !
Quand, au beau milieu de la saison, on retrouve une grosse carpe morte sur le bord de l’eau, on s’en émeut et très vite, on accuse la surpêche d’en être responsable. Mais quel aspect de la surpêche aura eu raison de ce poisson trophée ? On incriminera une mauvaise manipulation, une séance photo trop longue, les captures à répétition. Et dans les petits plans d’eau, ce sera souvent la faute de Pierre ou de Paul. Mais se pose-t-on jamais la question de l’alimentation des carpes, de ce que nous leur donnons à manger ? Leur ration quotidienne de bouillettes ne peut-elle pas expliquer aussi ces morts brutales ?
Les mensurations de certaines prises font un peu penser à celles des bodybuilders pros, dopés toute l’année aux stéroïdes. S’ils peuvent fasciner par leur physique démesuré, leur santé est souvent précaire. Certains sont victimes d’un phénomène qui s’appelle le “bubble gut“, c’est-à-dire un ventre musclé, mais ressemblant à une bedaine d’obèse, notamment en raison de facteurs hormonaux. Un peu comme nos carpes, même si les causes sont bien différentes. Comme pour le bodybuilding, ce que les carpistes injectent dans le milieu aquatique n’est pas sans danger et les carpes sont un peu victimes de “bubble gut“.
Alors vous dites : pêche ? Non sûrement pas. Sport ? Non, encore moins. Mais maitraitance animale et destruction de l’environnement, oui !
Michel Bernard