Communes et habitants autour d’Aubusson se réjouissent de la très remarquable réalisation de la Cité de la tapisserie qui a ouvert ses portes avec un grand succès le 10 juillet 2016. Tous espèrent qu’elle donnera un nouveau souffle à l’enracinement culturel de cette activité artistique dans cette petite région située aux confins de la Marche et de la Combraille, comme, souhaitons-le, elle peut apporter de nouvelles sensibilités artistiques dans l’agencement de la décoration de nos édifices publics et privés.
Il est pour le moins regrettable que dans ce concert unanime de louanges la municipalité de Felletin vienne, dans le même temps, raviver une querelle séculaire en affichant sur un énorme panneau à l’entrée de la ville : “Felletin berceau de la tapisserie“. Tout un chacun sait bien que ce slogan martelé depuis la seconde moitié du vingtième siècle, repose sur des indicateurs fragiles, à savoir la présence dans la ville de deux tapissiers en 1457 et 1473. Certes, au quinzième siècle la cité felletinoise était infiniment plus florissante que la ville résidentielle du vicomte d’Aubusson et même que de toute autre ville du territoire actuel du département de la Creuse. Ville marchande du Millevaches et étape sur la route Lyon-Limoges-Bordeaux, Felletin réunissait moult métiers et dispose aujourd’hui d’archives collectées sur des listes de tailles seigneuriales. Rien n’empêche que demain des chercheurs chevronnés retrouveront quelques semblables nomenclatures et pour la même période à Bellegarde-en-Marche ou Bourganeuf ou quelque part dans la Marche dont on a la certitude de la présence de tapissiers à la même époque.
Succès des ateliers Pinton
En outre, la facture de ce placard publicitaire relève davantage de l’amateurisme que de l’aisance professionnelle. Déjà, il ne permet pas de connaître son commanditaire. Il est en outre composé de deux reproductions : l’une est une photo d’une carte postale représentant l’atelier des peintres d’une manufacture, datant des dernières années du XIX° siècle, (peut-être l’atelier “Jean Pinton et Cie 1898“ ?). L’autre est la reproduction de l’oeuvre d’une artiste et peintre libano-américaine tissée en 2015 aux ateliers Pinton. Aujourd’hui les ateliers Pinton de Felletin connaissent un incontestable succès sur le marché international de la tapisserie, plus de 70% de leurs productions s’écoulant à l’étranger. Ils se présentent comme un fleuron du trésor national de la tapisserie et du tapis. Avec le label “Entreprise du patrimoine vivant“ ou leur figuration dans le réseau “Luxe et Excellence“, ils ont choisi le haut de gamme. À ce titre, comme hier ils ont tissé des oeuvres de Picasso, Braque, Lurçat, Le Corbusier, aujourd’hui ils travaillent avec des artistes contemporains venant des états-unis, de Suisse ou du Moyen-orient avec des sensibilités artistiques très diverses : Etel Adnan, Ahmed Mustafa, Jory Pradelle, etc. En témoigne la très belle exposition des œuvres de Michel Degand à l’église du château, dont la plus grande partie des œuvres tissées proviennent des ateliers Pinton.
Tensions persistantes
La municipalité de Felletin à de bonnes raisons de se féliciter et d’encourager les ateliers Pinton. Mais était-il opportun de promouvoir cette quasi publicité déguisée à l’heure de l’inscription de la tapisserie d’Aubusson au patrimoine immatériel de l’humanité par la réalisation de la Cité de la tapisserie ? D’autant que nul n’ignore les tensions persistantes entre le président des ateliers Pinton et la Cité au sujet de la formation des lissiers. Le premier militant avec ardeur pour une formation à l’interne seul garant pour enraciner un métier certes difficile, mais “métier de passion“. Déjà en 2013, un membre éminent de l’association Pinton1, dans un article de la “Documentation Française“, mais avec les accents de la trompette ultra-libérale, avait émis une critique très sévère sur le projet de la Cité de la tapisserie, au prétexte que les collectivités territoriales, en l’occurrence le conseil départemental de la Creuse, et l’état “n’ont la moindre expérience en matière de tapisserie et d’art tissé. Ils n’ont aucune compétence pour arbitrer les difficiles choix techniques, commerciaux et artistiques qui vont se présenter“. Gageons qu’aujourd’hui, après avoir participé à l’inauguration du 10 juillet 2016, son opinion soit moins tranchée. Et qu’en tout état de cause il ne se laisse pas enfermer dans cette vaine querelle entre nos deux cités marchoises.
Il y a mieux à faire
À partir de tous les facteurs artistiques, culturels, éducatifs, économiques et sociaux qui concourent à la création de la tapisserie, nos deux cités ne devraient elles pas s’employer à éteindre cette stupide chicane et entreprendre de nouvelles coopérations pour assurer leur communauté de destin sans pour autant perdre la richesse de leur singularité ? C’est une urgente nécessité au moment ou se dessinent ces “fausses communautés“ de communes de plus en plus “grandes“ et inaccessibles au citoyen. Elles sont à l’image de la métropolisation générale de notre espace national avec l’élimination des territoires ruraux. Elles sont le gage certain de la déstructuration de toute démocratie citoyenne liée au territoire pour le bénéfice d’une désastreuse et inhumaine gouvernance technocratique. Résister ensemble à ce désastre vaut mieux qu’une querelle de “berceau“ ou de “capitale“.
Alain Carof
1 Michel Pinton, maire de Felletin de 1995 à 2008 ; il a été conseiller municipal d’Aubusson en 1965, il a brigué sans succès la mairie d’Aubusson en 1971 et en 1973.