Je me souviens d’un temps où sur le plateau de Millevaches on ne parlait guère d’art contemporain. Et il n’y avait pas qu’en Limousin. À l’université de lettres de Talence, près de Bordeaux, le professeur en charge de l’histoire de l’art contemporain commençait l’année avec Jacques-Louis David et le Néoclassicisme et l’achevait avec l’Impressionnisme. On n’étudiait pas le XXe siècle. C’était au début des années 1980 et je faisais alors l’apprentissage d’une manière de penser qui allait être fondatrice de mon rapport à la création : répondre à des questions qu’on ne me pose pas et que de ce fait je ne sais jamais tout à fait formuler. L’une de ces non-questions était alors la suivante : “Quels sont, ou bien encore, où sont les créateurs d’aujourd’hui ?“
Ayant été initié assez tôt à l’histoire de l’art par l’attrait esthétique qu’exerçait sur moi l’architecture peinte des églises romanes de Soudeilles et Darnetz, mais aussi grâce à la complicité d’une mère qui pratiquait le dessin académique, j’avais eu quelques raisons de me demander s’il n’existait pas un Gauguin ou un Sérusier sur le plateau le Millevaches car, au fond, je voulais faire mentir l’hypothèse formulée dans une préface que m’avait commandée un poète ussellois selon laquelle la condition d’artiste ne pouvait qu’être difficile dans un pays où, six mois sur douze, l’encre gèle dans les stylos...
L’art, je m’en doutais, se nourrit d’impossibilité. D’autres motifs m’avaient encouragé dans l’idée que j’allais finir par trouver ce que je ne cherchais pas. De fréquentes expéditions automobiles que nous faisions ma mère et moi jusqu’à la bibliothèque départementale de prêt de la Corrèze furent de ceux-là. Nous en revenions une à deux fois par trimestre avec, dans le coffre de la Simca-Chrysler, de “beaux livres“ que nous avions l’impression d’être les seuls à emprunter. Me fascinait alors l’école de Pont-Aven cependant que ma mère aimait Kandinsky, Mondrian, Bonnard et Picasso. Nous nous retrouvions à la MJC. Elle suivait les cours d’Elisabeth Kolb, une artiste passée par l’école d’art de Limoges où, comme on sait, quelque temps avant 1968, Claude Viallat avait obtenu la vacation d’enseignement qu’on lui refusait partout ailleurs en France. Ne pressentant aucune aptitude à la pratique du dessin ou de la peinture, moi qui lisais et relisais Rimbaud, Vallès, Gide, Francis Jammes, Paul-Jean Toulet et Marguerite Duras, je m’étais mis à organiser des expositions, à en écrire les recensions qu’aurait dû produire le représentant de La Montagne et à faire la programmation du ciné-club quand le directeur était en vacances...
Erik Samakh, Les Rêves de Tijuca, après la tempête , intervention in situ, ancienne parcelle de pins, nord-ouest de l’île de Vassivière en Limousin, 2002-2003.
Féru d’art africain, de photographie, de minéralogie et de musique contemporaine, mon professeur de philosophie, Gilbert Pons, était devenu un ami et, par sa manière très peu protocolaire de me considérer tel, me sauvait du désespoir qui aurait pu s’emparer de moi quand, comme nombre de jeunes gens vivant à cette époque dans une sous-préfecture de province, je m’étais vu imposer une filière scientifique à coup et à coût de nombreuses leçons particulières qui, avec d’autres, dispensées aux enfants de la bourgeoisie locale (médecins, pharmaciens, notaires, concessionnaires automobiles, etc.), permirent au prof de maths de construire l’une des plus jolies villas de la cité des Ventadour.
Bien d’autres signes pourraient compléter le tableau de la misérable situation d’un jeune amateur d’art en Limousin à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Mais ce serait injuste. J’aurais pu savoir en effet qu’existait déjà une alternative aux expositions estivales du château de Val dans lesquelles, aux limites du Cantal et de la Corrèze, on allait s’ennuyer chaque été devant des œuvres d’Yves Brayer, de Bernard Buffet, de Louis Toffoli, de Chapelain-Midy, de Carzou, de Commère ou de Jansem, tous artistes peu ou prou considérés comme des sommités par l’Académie des Beaux-Arts. Il y avait aussi en Limousin, ou il y avait eu, et je ne le savais pas encore, des créateurs pour lesquels la région avait été ou était encore un atelier et non pas un lieu d’exposition et de mondanité. Cela avait été le cas de l’artiste DADA Raoul Hausmann réfugié pendant la guerre à Peyrat-le-Château puis installé jusqu’à sa mort en 1971 à Limoges, de Paul Rebeyrolle né à Eymoutiers où il peint en 1959 son grand-œuvre, l’incroyable “Planchemouton“, mais aussi du philosophe mondialement connu Gilles Deleuze qui, jusqu’à sa mort tragique en 1995, a passé dans le Mas-Revéry près de Saint-Léonard-de-Noblat la quasi totalité de ses longs congés universitaires et studieux. J’aurais pu connaître aussi, et pour aller très vite, Henri Cueco, le peintre et créateur à Uzerche de l’association Pays paysages devenue plus tard le Centre du livre d’artiste de Saint-Yrieix-la-Perche, sans oublier bien sûr celui qui serait bientôt l’un de mes plus chers amis, le penseur et créateur de jardins Gilles Clément dont la maison et le jardin de La Vallée près de Crozant ont commencé à sortir de terre comme on dit en 1977, année où à Paris était inaugurée une utopie d’un autre genre, le Centre national d’art et de culture Georges Pompidou.
En ce temps-là se manifestait déjà sur notre rude et beau plateau l’ancêtre des artothèques, le FACLIM, ou fonds d’art contemporain du Limousin, un fonds d’œuvres qui, à l’instar du projet de Peuple et culture Corrèze, serait né de la volonté de quelques résistants de faire circuler des biens culturels dans le maquis de Corrèze et de Haute-Vienne. Il est vrai qu’en ce début des années 1980 les choses accéléraient... J’allais faire une année d’hypokhâgne et deux ans d’université et d’école buissonnière dans la ville dont Montaigne avait été le maire et Maurice Papon le préfet. J’allais découvrir alors les deux faces de ce qui deviendrait mon milieu professionnel : le CAPC, musée d’art contemporain de Bordeaux, prototype des noces aujourd’hui consommées du luxe et de la création, et Présence Panchounette, un collectif post-situ, constitué de dignes héritiers du sulfureux Pierre Molinier et que le directeur du CAPC avait déclarés “insupportables“, au propre comme au figuré. À la même époque, un centre d’art contemporain naissait à Meymac et, porté par la dynamique de la décentralisation culturelle initiée par François Mitterrand et Jack Lang, un FRAC voyait le jour, dont, en dehors de son exceptionnelle collection (Christian Boltanski, Pierre Buraglio, Gilbert and George, Toni Grand, Simon Hantaï, Georges Rousse, Patrick Tosani ou Claude Viallat...), la singularité devait tenir à l’extraordinaire outil de diffusion mis alors sur les rails, le “Muséotrain“, un “centre Pompidou mobile“ avant la lettre, fait de deux ou trois wagons aménagés en espaces d’exposition pour transporter l’art le moins conventionnel, celui qu’on ne voyait ni à Sédières ni au château de Val, dans les gares des quelques rares villes de la région comme dans les autres communes qui, avec leur arrière-pays, constituent encore aujourd’hui le tiers-pays culturel du Limousin et de son cœur, le Plateau...
C’est en 1983 que devait naître sur l’improbable île de Vassivière, à l’initiative d’artistes et d’amateurs du territoire, un Symposium de sculptures en granit auquel contribuèrent entre autres François Bouillon, Jean-François Demeure, Jean Estaque, Erik Samakh ou encore Jean-Luc Vilmouth, prémices d’un projet qui, avec le recrutement comme directeur artistique d’un des pionniers en France de la diffusion des arts plastiques, Dominique Marchès, allait donner lieu au stupéfiant projet de construction, sur un pré à vaches, d’un des plus petits mais aussi d’un des plus réussis parmi les “Grands travaux“ de la République, le centre d’art contemporain conçu en 1988 par Aldo Rossi (1931-1997) avec l’assistance de l’architecte clermontois Xavier Fabre. Occupé par mes études, par l’école buissonnière ainsi que par les expositions que j’organisais alors à titre bénévole dans les locaux de la mairie d’Ussel, je n’ai pas connu Vassivière à ses débuts. Quand je m’y suis intéressé ce fut cependant avec le même état d’esprit qui allait m’inspirer au moment de succéder quinze ans plus tard à Dominique Marchès. Au vrai, Vassivière m’a toujours questionné en tant que projet politique. Pour moi, ce centre d’art qui, pour exorciser celle-ci, fait choix d’assumer physiquement sa centralité, sa verticalité et, en un mot, son autorité, est une métonymie politique et poétique. C’est le milieu qui définit le centre et pas l’inverse. Et c’est pour cela que je l’ai rebaptisé “centre d’art et du paysage“. Tout ce qui est à l’intérieur a à voir en effet avec l’extérieur. Le dedans vise à ce que le dehors le comprenne... Ce n’est pas si difficile de retourner ainsi les choses, surtout sur un Plateau qui, et je crois avoir été le premier à le signaler dans un texte publié en 1996, avait discrètement mais réellement inspiré Gilles Deleuze et son Mille plateaux - Capitalisme et schizophrénie.
Pour moi, plutôt qu’un “centre“, Vassivière est un lieu, un milieu, un mille lieux, et par voie de conséquence un mille yeux. À la suite des créateurs que Dominique Marchès avait invités (Jean Clareboudt, Gloria Friedmann, Andy Goldsworthy, Anne-Marie Jugnet, David Nash , Bernard Pagès, Michelangelo Pistoletto, Jean-Pierre Uhlen, etc.), il me semblait pertinent d’élargir le cercle, c’est-à-dire de jouer sur les longueurs d’onde, et d’inviter à mon tour, assez souvent en dehors de l’île, et pour y effectuer des œuvres volontiers éphémères, performatives, environnementales et/ou participatives, des créateurs autres que plasticiens tels que Gilles Clément qui a en partie écrit sur place son Manifeste du Tiers Paysage ou des « anarchitectes » tels qu’Hans-Walter Müller, Philippe Rahm ou le collectif Stalker, et bien sûr aussi des artistes plasticiens que j’encourageais cependant à penser et à créer “ailleurs“. C’est ce que firent je crois Fabrice Hyber et sa société UR en co-organisant avec le CIAP en 2001 un mémorable “C’Hyber rallye“, Pierre Leguillon avec son “Diaporama“ signé en tant qu’artiste et présenté, à partir des archives photographiques du centre d’art, à la manière d’un son et lumière techno, ou encore Erik Samakh qui, inspiré par l’appel à contribution que j’adressais régulièrement à la population du Plateau (dont des collaborations avec Télé Millevaches et IPNS furent des manifestations parmi d’autres), et après qu’il eut obtenu l’aval des petits soldats de l’ONF, conçut en 2002 le projet de planter avec des habitants et des visiteurs plus d’un millier d’arbres et d’arbustes d’une cinquantaine de variétés botaniques différentes pour, dans l’esprit d’un art de l’écologie et du “care“, réparer un double traumatisme, celui dont tous parlaient alors et qu’avait occasionné la tempête de 1999 et celui que les mêmes taisaient et qui était peut-être le plus grand : la plantation depuis moins d’un siècle d’une forêt de résineux qui, avec d’autres initiatives (lacs artificiels, épandage de boues radioactives, etc.), avait fragilisé l’écosystème de la région, au plan biologique bien sûr, mais aussi au plan social et culturel...
Guy Tortosa