Si en 1986, Télé Millevaches commençait sa belle aventure, il n’en était pas de même pour l’élevage ovin en Creuse qui, lui, entamait une lente décroissance. Cette année- là, le cheptel creusois est encore de 138 000 brebis. Alors qu’il était de 160 000 brebis en 1976, il ne comptait plus que 68 000 animaux en 2010.
Lorsque l’on s’intéresse aux causes qui ont favorisé cette baisse des effectifs, on est frappé par l’influence du trio : pouvoir politique, syndicat majoritaire (FNSEA, Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) et recherche agronomique. En 1986, l’élevage ovin doit encore s’adapter aux règlements européens de 1980 et de 1984. Ces règlements mal négociés sont tout à l’avantage de la Grande Bretagne. Les moutonniers français ne représentent pas un lobby puissant comme les céréaliers, ce qui laisse beaucoup de liberté aux négociateurs français qui utilisent l’élevage ovin comme monnaie d’échange, pour obtenir des avancées dans d’autres secteurs. Ce cadre européen installé (compliqué par l’affaire du Rainbow Warrior) est le début d’une course effrénée au productivisme et à l’agrandissement pour compenser la chute des cours.
Le rôle de la FNSEA, qui pilote toutes les structures agricoles du pays est très important. Sous son emprise et avec l’aide de ses déclinaisons - les fédérations départementales ovines - on assiste à la concentration des coopératives et des abattoirs. Par exemple en Creuse, la coopérative Limousine Coop est absorbée en 1994 par une structure bien plus importante. Pour vendre l’idée du “progrès technologique“ se crée le salon du mouton qui deviendra le Tech ovin de Bellac. Le discours de la FNSEA est amplifié par l’arrivée de l’informatique. La recherche agronomique continue de promouvoir un élevage connecté, de précision et robotisé. C’est le temps du toujours plus de technologie, échographie, parc de tri électronique qui permet de trier les brebis sans intervention humaine, identification électronique, ordinateur qui remplace l’antique carnet d’agnelage!
Les crises sanitaires de l’encéphalite spongiforme bovine (vache folle) et de la tremblante ovine sont l’occasion de génotyper les béliers. Cette opération permet de détecter les béliers qui résistent à cette maladie et d’éliminer les non résistants. Mais, en favorisant les premiers et en éliminant les seconds, on ouvre la porte à l’émergence de nouvelles pathologies et on perd une diversité génétique précieuse. On retrouve derrière une pseudo protection sanitaire animale et humaine (la tremblante n’est pas transmissible à l’homme) les manœuvres de la techno-structure d’État qui souhaite standardiser et unifier les races ovines. Si, en 2007, il y a 27 races ovines à faibles effectifs (moins de 8 000 brebis par race) et si des races ont disparu, c’est bien le résultat d’une connivence entre les pouvoirs publics et les organismes professionnels agricoles, coopératives d’insémination, organismes de sélection… On retrouve dans cet épisode sanitaire peu médiatisé l’ombre de la loi sur l’élevage de 1966 “une loi d’exception“ qui de façon autoritaire “et violant les libertés ancestrales“1 a fait rentrer le monde de l’élevage dans “la modernité“.
Mardi 2 septembre 2008, les agnelles limousines d’Arnaud Simons, éleveur à Peyrelevade, ont ouvert la « Grande Marche des moutonniers ».
Il s’agissait d’une manifestation qui s’est échelonnée sur 3 jours à travers la Corrèze et la Creuse pour aboutir à un grand rassemblement à Limoges à l’occasion de la Conférence européenne sur l’élevage ovin.
Il y a aussi des causes financières avec des prix qui sont en baisse. Le facteur humain, également, est important car la brebis est un animal qui demande des soins constants et une présence physique de l’éleveur. Tondre, tailler les pieds, soigner le piétin, aider une brebis à agneler, c’est attraper l’animal, l’immobiliser et l’éleveur doit faire des efforts physiques pour accomplir ces tâches. Dans ce contexte les brebis ont été remplacées par des bovins allaitants. Les données du canton de Gentioux sont sans appel. Entre 2000 et 2010 le nombre de brebis passe de 7 521 à 5 139 soit une diminution de 2 382 brebis (- 32 %). Mais pour la même période, en équivalent brebis, les bovins compensent la perte du cheptel ovin. Élever des bovins représente moins de travail, plus d’aides publiques et reste plus valorisant pour l’éleveur. Un président de la chambre d’agriculture de la Creuse avait répondu à l’auteur de ces lignes: “Ah!, vous n’avez pas de vaches, vous n’avez pas de bêtes alors !“ Cette année encore, la presse régionale va faire ses unes avec les “champions“ du concours général agricole catégorie bovin !
L’élevage des brebis en Creuse avait la particularité d’une grande variété de races et de systèmes d’élevage très bien adaptés au territoire : la race Limousine sur le plateau, la Charmoise et d’autres races d’herbage dans les zones de bocage. Les grands troupeaux occupaient la montagne, les petits troupeaux en complément des bovins dans le reste du département. Ces petites troupes de brebis que l’on rencontrait, par exemple, dans les secteurs d’Auzances, de Crocq... ont quasiment disparu. La demande de la FNSEA de relever le seuil de 10 à 50 brebis pour être éligible aux aides publiques fut accepté par le gouvernement en 2009. Ce nouveau seuil a sonné le glas de ces élevages. Les chiffres des demandes de primes entre 1994 et 2016 sont éloquents. Cette mesure faite pour éliminer les petits élevages s’est hélas révélée très efficace, puisque dés la première année ce sont 10 578 brebis et 471 élevages en moins. Il y avait 906 élevages en 1974, 76 562 brebis primables en 2009, on n’en retrouve plus que 435 et 65 563 en 2010. Soit une chute de 52 % des élevages et de 14,2 % pour les brebis. Depuis des décennies une succession de “plan de relance ovine“, de “reconquête ovine“, de slogan “l’agneau j’y crois“ soutenus par les gouvernements successifs n’ont pas permis de stopper la baisse des effectifs.
Pendant des siècles, les brebis ont permis au Plateau de vivre. Certes difficilement, mais les brebis, en plus de leur production de viande, par leurs déjections et leurs toisons permettaient une “céréaliculture de subsistance“2 et une proto-industrie lainière. La consommation de viande est récente (moins de deux siècles), elle ne doit pas faire oublier que la brebis était utilisée pour sa fumure et sa laine pendant des millénaires. C’est une des raisons qui expliquait sa présence dans les plaines céréalières du bassin parisien. L’aisance actuelle des céréaliers de ces plaines et de feu le président de la FNSEA doit beaucoup aux brebis ! Moins anecdotique la laine fut surtout un produit important dans le début de la révolution industrielle. Le renouveau de cette matière noble, on le trouve à Felletin avec les journées de la laine initiées par l’office du tourisme et développées par l’association Lainamac (Laine du massif central). Cette renaissance a été possible par la présence dynamique dans cette ville de la filature Terrade, d’une tradition de tissage avec les tapisseries d’Aubusson et de Felletin et le soutien des habitants. Pour développer ces projets économiques et artistiques, il manque une structure modeste qui permettrait de laver la laine localement.
On ne pourra enrayer la baisse des effectifs qu’avec des décisions politiques fortes qui devront en priorité favoriser les élevages autonomes générant des emplois. Le toujours plus de surfaces, plus de brebis, plus de, doit être remplacé par plus d’actifs, plus d’autonomie, plus de sobriété dans les intrants et surtout un revenu décent. La répartition des aides publiques doit aller dans ce sens. La gestion écologique des milieux fragiles doit aussi être favorisée car elle redonne tout son sens à l’élevage ovin et aux savoir-faire des éleveurs. Demain, les difficultés climatiques nous obligerons à faire pâturer des brebis dans les landes qui auront remplacé les résineux. Ce jour-là qui osera s’y opposer ?
Jean-Bernard Teuma