La DATAR (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale1) se livre actuellement à un vaste exercice de prospective destiné à éclairer les devenirs possibles du territoire français : “Territoires 2040“2. Installé au cœur de la “diagonale du vide“, IPNS s’est bien sûr senti interpellé. Nous vous proposons donc un bref balayage des scénarii imaginés pour les “espaces de la faible densité“ (c’est à dire les territoires dont la densité est inférieure à 30 hab/km2). Et comme l’on dit au cinéma, “toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé ne serait que pure coïncidence“ … !
Renchérissement du coût de l’énergie, forte dépendance à la voiture, concentration des activités et des services dans les pôles urbains, faible niveau d’autonomie des espaces ruraux, concurrences entre territoires …
Les motifs de nous interroger sur notre capacité à vivre, demain, dans des territoires de faible densité comme le plateau de Millevaches ne manquent pas, et il y a parfois plus de raisons de douter que d’espérer lorsque l’on tente de dessiner les contours de notre avenir.
Etrange paradoxe, au demeurant, que de s’interroger ainsi alors que l’attractivité de la montagne limousine, ou tout du moins de certaines de ces parties, est avérée tant sur le plan démographique qu’en terme d’émergence de nouvelles activités, de nouveaux modes de travail ou encore de nouvelles formes d’habiter (cf. étude de l’Université de Limoges dont nous nous sommes faits l’écho dans le n° 37 d’IPNS).
Dans l’exercice prospectif auquel elle s’est livrée, la DATAR a d’ailleurs le mérite de ne pas se borner à un seul horizon et de dessiner une mosaïque d’avenirs possibles en extrapolant des faits ou des tendances déjà à l’œuvre
5 scénarii et une constante, le retrait de l’Etat
Si elles ne se ressemblent pas, et pour certaines postulent des horizons “grinçants“, les histoires proposées par la DATAR ont en commun un point de départ : le déclin consacré de l’Etat, entendu comme puissance régulatrice, garante et incarnation du collectif. Détail ? Peut-être, même si, à raison ou par malice, on peut y voir la manifestation d’un dogme contemporain qui voit dans l’Etat la cause majeure de tous les dysfonctionnements et prône par conséquent son effacement.
Cela dit, admettons ce postulat de départ et l’intéressante question qui en découle : comment penser le devenir des espaces de la faible densité dans un contexte d’appauvrissement des mécanismes de régulation ?
La DATAR y répond par cinq figures.
Le scénario des “plateformes productives“
Dans un contexte de repli de la puissance publique sur les villes et leurs périphéries, les espaces de la faible densité ont été abandonnés à des firmes privées extérieures au territoire, qui les gèrent et les exploitent à des fins de production alimentaire ou énergétique (biomasse, éolien…).
A ces fonctions productives s’ajoutent des fonctions de protection, avec la création de “sanctuaires de nature“.
Cela ne vous rappelle rien ? Gestion de la forêt par des donneurs d’ordre extérieurs au plateau, spéculations du schéma régional d’aménagement sur le plateau “espace ressource“… Autant dire qu’à l’aune de ce scénario, le plateau a perdu son statut d’espace de vie.
Le scénario de “la faible densité absorbée“
… ou la disparition du rural comme figure à part entière.
Dans une société totalement urbanisée, la dérégulation poussée à son terme a entraîné la disparition des politiques de développement rural et de maîtrise de l’espace. Garantis par un certain maillage de transports collectifs et le développement de systèmes de transport partagé, les processus d’étalement de l’habitat et des activités jouent donc à plein, confinant la faible densité à quelques poches résiduelles peu ou prou abandonnées à leur sort. Nul besoin d’être grand clerc pour deviner où se situerait le plateau …
Le scénario de “l’avant-scène des villes“
Si ce scénario consacre l’existence du rural, c’est pour le cantonner à une fonction utilitaire au profit des espaces urbains. La faible densité est en effet ici une ressource rare à préserver dans une société profondément urbanisée, un “pilier indispensable à son ressourcement alimentaire, physique, symbolique“. Production de services environnementaux, productions agricoles labellisées, agritourisme... La campagne est certes vivante et valorisée dans ce schéma que la DATAR qualifie de co-construit dans la relation ville-campagne… Difficile pourtant de ne pas y voir un lien de subordination, la campagne étant volontairement ou non instrumentalisée par une ville qui en fixe les usages. Comme si la quête même d’une égalité des territoires relevait dorénavant de l’utopie.
Le scénario du “canevas territorial des systèmes entreprenants“
Dans ce scénario, le repli de l’Etat s’est accompagné de l’émergence d’élus et d’acteurs locaux volontaristes, porteurs de stratégies de développement axées sur l’accueil d’actifs et de projets, la valorisation des ressources et avantages locaux, l’innovation économique et sociale avec la création de filières locales, “notamment sous la forme de structures coopératives“. Fortement intégrés au niveau local, les espaces de la faible densité qui réussissent sont aussi en situation de concurrence les uns vis-à-vis des autres, au détriment d’une approche collaborative d’ensemble et d’une logique de péréquation.
Un air de “déjà vu“ sur la Montagne limousine, non ? Et pourtant, ce n’est pas ce scénario qui vaut au plateau les honneurs de la DATAR mais bien le suivant.
Le scénario des “archipels communautaires“
Libéralisation complète des marchés, affaiblissement des règles de contrôle, principes d’égalité et de cohésion territoriale abandonnés, retrait des politiques publiques locales ont abouti à l’émergence d’espaces délaissés et de phénomènes de décohésion sociale.
Dans ce contexte, des groupes s’isolent dans les espaces de faible densité, volontairement ou non et s’organisent sur un mode communautaire. Les plus riches, pour y créer des formes d’entre-soi sécurisées ; les plus pauvres y subissant des formes de relégation. Certains, enfin, pour y expérimenter des modes de vie alternatifs, à rebours de l’économie de marché.
Dans cette société fragmentée, la production est tournée vers la satisfaction des besoins locaux, cette recherche d’autonomie nécessitant une “assez forte dimension d’innovation sociale et technique“ : réorganisation des formes d’habitat (hameaux et fermes communautaires, habitat nomade et temporaire), création de services (écoles privées, covoiturage, système de distribution de biens …).
Si l’exercice qui consiste à identifier des scénarii-type conduit bien entendu à grossir le trait, force est de reconnaître que ce scénario ne laisse pas de marbre quand on connaît les évolutions en cours sur la Montagne limousine. Surtout, il force à passer les choix, les projets (collège associatif, nouvelles utopies communautaires…) au crible de questions certes anciennes, mais toujours d’actualité. Comment, par exemple, articuler une critique radicale de l’Etat et des formes instituées de la gouvernance, sans pour autant verser dans l’entre-soi et le communautarisme ?
Ce n’est peut-être pas un hasard, en tous cas, si la DATAR a choisi la montagne limousine comme cadre à sa fiction illustrant ce scénario
Stéphane Grasser
1 La DATAR est une administration rattachée au Premier Ministre, qui prépare et impulse les politiques d’aménagement
2 Travail consultable à l’adresse suivante : http://ks306802.kimsufi.com/data
- Fiction : “Les archipels communautaires“
Devinez où la DATAR a planté le décor de sa fiction illustrant le scénario “Les archipels communautaires“ ? A quelques encablures d’Aubusson, pardi ! Nous ne pouvions passer à côté du plaisir de la reproduire in extenso, histoire de dévoiler votre quotidien dans 30 ans. Pas sûr, cela dit, qu’il faille en rêver …
“Ce matin, Mickey s’est levé tôt. La plupart des résidents ont bloqué leur journée pour reconstruire la toiture du hangar qui abrite les matériels d’horticulture et les stocks de bois pour les chaudières. La réparation de fortune effectuée pendant les coups de vent de l’hiver dernier ne suffit plus et refaire la couverture s’avère indispensable. Alors vu l’enjeu, tout le monde se mobilise. Mais Mickey ne sera pas de la partie car il a une autre mission: c’est en effet son tour d’aller en ville, c’est-à-dire de se rendre à Aubusson, et de s’acquitter là-bas de quelques commissions pour les uns et les autres, en profitant du trajet pour apporter la commande hebdomadaire de légumes au “château“ et remonter de l’essence à “Sans-souci“.
Sans souci, c’est ainsi que les résidents ont rebaptisé ce village où les premières familles se sont installées il y a une vingtaine d’années. À l’époque, il n’y avait quasiment plus aucun habitant dans le secteur mais aujourd’hui, près de cinquante personnes vivent ici, des gens qui comme Mickey ont connu pour la plupart de sérieuses galères avant leur arrivée. Aujourd’hui, mieux vaut avoir de l’argent car si on a des problèmes, c’est vite la spirale descendante. Alors ce nom de “Sans-souci“, cela les aide un peu à exorciser des passés douloureux et à donner la promesse d’une vie meilleure. Mickey lui, faisait partie de la vague de réfugiés arrivés en Europe à la suite du conflit survenu en Asie centrale autour de l’eau et du gaz dans les années 2030. Mickey en fait, c’est un surnom. Après avoir échoué dans les camps humanitaires, puis tenté sa chance à Paris en tirant souvent le diable par la queue, il a été bien content de trouver cette “communauté“. Dans son autre vie, Mickey était électromécanicien. Cette compétence est appréciée ici où on essaie de bricoler en permanence des engins et des machines un peu hors d’usage ! Au moins il se sent utile et reconnu pour ce qu’il est. En échange, c’est la garantie de pouvoir profiter de l’aide de tout le groupe et des ressources collectives : les potagers et la ferme, le réseau de chaudières à bois, le parc éolien… D’ailleurs c’est lui qui s’occupe du réseau de distribution électrique entièrement remonté en local.
Rejoindre la ville, comme souvent, s’avère compliqué. Il n’y a presque plus de carburant pour faire tourner le van et le quad est en réparation. Il faut d’ailleurs que Mickey remonte quelques pièces pour ça et le conseil de la communauté (on ne dit plus conseil municipal ici, même si pour préserver les apparences, il y a un maire) lui a donné l’argent nécessaire. Les transports collectifs ont déserté le secteur depuis longtemps et les taxi-bus privés ne viennent pas jusqu’ici. Dans l’immédiat, Mickey n’a donc d’autre choix que de partir à vélo, malgré la bruine. Pas question de se défiler, il prendrait un blâme et les règles sont draconiennes. Au déplaisir de la pluie s’ajoutent les chaos de la route, les nids de poule étant la règle sur ces routes de campagne où l’enrobé n’est plus entretenu depuis des lustres. À quelques kilomètres du village, une matte de taillis vient de s’abattre sur la chaussée, emportant une partie du talus avec elle. Cette partie de la forêt, trop loin du village, n’est plus entretenue. Pas le temps de remettre en état, il faudra revenir à plusieurs avec des outils. De toute façon ça ne devrait pas gêner grand monde dans l’immédiat !
Au bout d’une demi-heure, Mickey a rejoint “le château“. Ici la route devient meilleure car les propriétaires du lieu paient son entretien. Le “château“, c’est en fait un hameau cossu autour d’une belle maison de maître du XIXe siècle. Plusieurs gros 4x4 garés devant le parc signalent la présence de clients ; aussi les légumes que Mickey apporte tomberont bien. Il laisse ses deux paniers à l’entrée des dépendances, il ne lui est pas permis d’aller plus loin, et l’un des employés lui signifie qu’il pourra récupérer les jerrycans d’essence au retour. Le temps depuis s’est éclairci et on entend des bourdonnements venant du ciel. Une chasse en ULM est certainement organisée sur les anciens plateaux pastoraux, il faut dire qu’ils ont de la place ! En repartant vers Aubusson, Mickey longe bientôt les clôtures qui entourent “l’Orée des forêts“, un complexe de villégiature où séjournent des retraités venus des villes de la région. Clinique de remise en forme et suivi médical, petits cottages privés, épicerie “à l’ancienne“, salles de loisirs… C’est un joli site pour le troisième âge mais pas pour toutes les bourses ! Deux habitants de Sans-souci travaillent là comme auxiliaires techniques, c’est-à-dire à l’entretien. Cela permet de rapporter quelques sous au budget collectif. Mickey regarde un instant à travers les grilles mais ne s’attarde pas : caméras et gardiens veillent et il ne tient pas à s’attirer d’ennuis. Il repart fringant et, après deux heures, il a enfin parcouru les 20 km qui le séparaient d’Aubusson. Un peu de repos s’impose avant d’entreprendre sa longue liste de commissions et de repartir en sens inverse. En fait la journée ne fait que commencer !“
Source : DATAR
“Territoires 2040“ n° 4, fin 2011.