Ces deux hommes – Marius Vazeilles et Charles Spinasse – ont marqué l’histoire du Plateau, du côté de Meymac et Egletons, et même bien au-delà. Dresser leur biographie est une tâche gigantesque, si l’on considère la durée de leur parcours. Nous souhaitons ici nous intéresser aux aspects les plus curieux – parfois méconnus – de deux vies bien remplies. Et (re)découvrir ainsi deux hommes que l’histoire, le hasard, les événements et les choix personnels auront tour à tour rapprochés ou éloignés. Quelques points communs, en apparence, mais ce n’est pas l’essentiel, beaucoup de différences surtout. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? L’enrésinement du Plateau pour le premier, l’école des Travaux Publics d’Egletons, pour le second. Mais au-delà de l’exemple local, nous découvrons plus largement l’illustration édifiante de comment un idéal commun – la justice, la République, la paix, la fraternité ... - peut aboutir à une situation paradoxale : communiste anti-stalinien et bienfaiteur du Plateau fut Marius Vazeilles ; socialiste-pétainiste et Parisien “parachuté“ fut Charles Spinasse.
Revenons donc à l’année 1936 : les deux hommes se retrouvent sur les mêmes bancs de l’Assemblée nationale. Député pour la première fois, Vazeilles (PCF) côtoie donc son quasi-voisin, qui connaissait ces mêmes bancs depuis 1924. Ironie de l’histoire : dans les tractations visant à former un gouvernement de Front Populaire, Marius est envisagé à l’agriculture. Mais le Parti communiste refuse la participation et c’est à l’autre Corrézien, Spinasse, qu’échoit le portefeuille de l’Économie Nationale. À ce titre, il signe les fameux accords de Matignon. Puis, la courte période conduisant à la guerre cristallise tout ce qui éloigne irrémédiablement les deux hommes. Pour bien comprendre leurs choix des années 1930, il faut faire un retour en arrière. Vazeilles et Spinasse sont d’une même génération, peu ou prou. Antonin Annet Francisque Marius Vazeilles voit le jour en 1881 à Messeix (Puy-de-Dôme), douze ans plus tôt que Charles Marie André Spinasse, à Egletons (Corrèze). Petites villes éloignées de 50 kilomètres, aujourd’hui reliées par l’A 89. Derrière la profusion des prénoms, on remarquera que Marius était le quatrième de Vazeilles, comme Francisque représente ce que Spinasse adoptera d’une tout autre manière quelques années plus tard. Une décennie d’écart, mais la même formation sur les bancs de la toute récente école publique, dans une République également récente, et encore mal assurée.
Il existait cependant une différence notable, les deux hommes ne grandissant pas dans le même milieu. Voyons leurs pères: Michel Vazeilles était garde forestier, Joseph Spinasse, notaire, maire et conseiller général. Reconnaissons que la nuance est de taille, mais n’empêchat pas les deux hommes de se retrouver politiquement. Une part de déterminisme ? Toujours est-il qu’ils firent tous les deux la guerre de 14-18, Spinasse la totalité (avec croix de guerre !), Vazeilles une seule année, ensuite détaché à la mise en valeur du plateau de Millevaches. Un point très important : dès cette période, les deux étaient socialistes SFIO, restant toutefois simples sympathisants, ni engagés, ni élus. Au sortir de la guerre, ils entrent respectivement aux conseils municipaux de Meymac et Roziers-d’Egletons. Ont-ils eu beaucoup d’occasions de se croiser ? Pas vraiment. Alors que Marius reste un homme de terrain, Charles vit en fait à Paris. Nullement marxiste, il a choisi de rester à la SFIO après l’historique congrès de Tours (1920). Il se lance dans l’action par le journalisme, exerçant par ailleurs le métier de professeur au Conservatoire national des arts et métiers. Vazeilles, c’est tout autre chose. L’homme à la barbe noire – très mode à l’époque, l’autre portait seulement une moustache – avait quitté sa fonction dans les Eaux et Forêts après la publication de son livre Mise en valeur du plateau de Millevaches (1917), qui demeure un ouvrage fondamental de l’aménagement forestier et agricole. Il devient pépiniériste et expert forestier à Meymac en 1919. Début 1921, il choisit d’adhérer au PCF.
Alors que Spinasse construit patiemment une “belle“ carrière – il est déjà député en 1924, à 31 ans – Vazeilles parcourt le plateau corrézien à vélo, créant un arboretum de conifères inconnus chez nous. L’enrésinement du plateau, c’est lui. Il combinait sa profession et sa principale passion, l’archéologie : les premières fouilles des ruines romaines des Cars, c’est aussi lui. Les salons parisiens pour l’un, le terroir pour l’autre. Il côtoyait et appréciait la petite paysannerie, mêlant politique et syndicalisme. La création d’un journal, Le travailleur paysan, c’est encore lui, les multiples coopératives agricoles aussi. Sans qu’il ne l’ait jamais vraiment énoncé, il est évident que Marius aimait le Plateau, et ses habitants. Humaniste, un peu “écolo“. Les activités très variées des deux hommes, relevaient d’une conception cohérente, mais différente. Spinasse aimait les dossiers, les études, et... les mandats. Avec la gestion d’un ministère, il est donc servi. Capitalisme “à visage humain“ contre communisme “à visage humain“ ? En Corrèze, les relations entre socialistes et communistes sont très tendues jusqu’à l’avènement d’une stratégie commune et le Front Populaire qui réalise l’union des partis de gauche, ce qui ne semble pas avoir posé problème aux deux militants, du moins en apparence. Il est en effet clair depuis longtemps que leurs buts et leurs méthodes sont très éloignés.
L’expérience du gouvernement Léon Blum ne dure qu’un an, ce dernier s’efface devant le radical Chautemps. Pourtant plusieurs socialistes restent aux affaires. Ainsi, Spinasse sera-t-il encore brièvement ministre du Budget en 1938. L’échec du Front Populaire, la montée des tensions internationales et la menace de la guerre cristallisent de nouveaux choix très éloignés, comme leur place sur les bancs de l’Assemblée où les deux élus corréziens siègent à nouveau. En septembre 1939, bien que condamnant le pacte germano-soviétique, Marius Vazeilles est déchu de son mandat, arrêté et assigné à résidence à Tauves (Puy-de-Dôme). Spinasse, lui, fait partie des députés SFIO qui, le 10 juillet 1940, votent les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain. Qui plus est, c’est ce même Spinasse à qui échoit de convaincre les élus de son groupe, dans un discours plaidant en faveur d’un changement de régime dans un sens autoritaire. Alors que Vazeilles est contraint et forcé au silence durant la guerre, Spinasse œuvre – principalement par sa plume, dans le journal L’effort – au soutien du régime de Vichy. En août 1940, avant même la fameuse entrevue de Montoire, il développe l’idée de collaboration avec le régime nazi. Il n’a jamais été déchu de son mandat de maire d’Egletons, en 1941, et décide d’accueillir un Groupement de travailleurs étrangers, véritable camp de répression et d’exploitation d’une main d’oeuvre étrangère, surtout espagnole (cf. IPNS n° 57). Voilà ce que Marius Vazeilles, alors toujours député, écrivait en mai 1939 dans Le Travailleur de la Corrèze : “Des hommes politiques de tous les partis (…) se sont accoudés avec des personnes de grand cœur pour aider le peuple espagnol dans sa détresse [dans] une œuvre de solidarité, de justice et d’honneur“. Ce n’était évidemment pas la position de Charles Spinasse.
Et que dire de ceci ? En Corrèze comme ailleurs, de nombreux juifs souffrirent de constantes persécutions, jusqu’aux rafles dramatiques d’avril 1944 (25 arrestations à Egletons). Spinasse pouvait-il l’ignorer ? Ignorer les conditions de vie du “camp de juifs oubliés“ de Soudeilles, à 8 kilomètres d’Egletons? Après la Libération,Vazeilles ne militera plus au PC, dont il est d’ailleurs exclu en décembre 1944 pour avoir mis en cause l’infaillibilité de Staline. Spinasse subit le même verdict de la SFIO, pour “félonie“. Il est également emprisonné 4 mois, jugé pour collaboration, mais libéré en octobre 1945. Alors que le premier consacre la fin de sa vie à ses passions, surtout l’archéologie, le second redevient maire d’Egletons en 1967. Il l’est encore quand décède Marius, en 1973. Des voisins donc, encore et toujours. Voici ce que déclarait Spinasse quand Jacques Chirac fut élu député de Haute-Corrèze en 1967: “La couleur politique de Chirac est sans aucun doute socialiste“. De l’ancien député communiste, “grand homme barbu“, il reste – et c’est déjà beaucoup – les ruines aménagées des Cars, le musée d’archéologie et du patrimoine de Meymac qui porte son nom, pas mal d’écrits, mais aussi, un certain paysage du Plateau avec abondance de résineux. Il faut être honnête : Spinasse a oeuvré aussi pour sa région, autant par fidélité et amour que par ambition. La très célèbre école des Travaux publics d’Egletons, c’est lui. Dont la date de création est importante: 1943 ! L’Histoire a déjà jugé dit-on. Et pourtant, “le préjugé est une opinion qui peut servir à l’erreur, comme à la vérité“.
Michel Patinaud