Farhad vivait à Touz Khormato, à 30 km de Kirkouk, siège de violents affrontements, ravivés depuis le référendum du 25 septembre 2017 pour un Kurdistan indépendant. Il est passé par la jungle de Calais, puis par le centre d'accueil et d’orientation (CAO) de Peyrat-le-Château (Haute Vienne). Quand Catherine Jobin rencontre Farhad, qui fut son premier élève aux cours de français qu’elle donne bénévolement au CAO, elle ne savait pas où cela allait la mener. Fahrad était un élève assidu, curieux, désireux d’apprendre. Ils ont sympathisé. En octobre 2016, débouté, sans ressource et obligé de quitter le centre d’accueil de Peyrat-le-Château, Farhad s’installe tout naturellement chez ceux qui sont devenus ses amis : Catherine et son mari Pierre.
Pierre et Catherine Jobin sont pépiniéristes, forestiers et entrepreneurs de travaux sylvicoles dans le département de la Creuse. Comme l’ensemble de leur profession, ils connaissent de grosses difficultés de recrutement. En octobre 2016, Farhad a déposé une première demande de séjour, motivée entre autres, par une promesse d'embauche des Jobin. La réponse de la préfecture a été un refus de séjour assorti d’un arrêté d'expulsion (OQTF : obligation de quitter le territoire français) à l'encontre de Farhad. Un recours auprès du tribunal administratif de Limoges a été déposé, afin de contester cette décision. Au printemps 2017, Pierre et Catherine Jobin ont cependant décidé d’embaucher Farhad. Il est déclaré à la MSA et il paye ses cotisations sociales. M. et Mme Jobin, documents et témoignages à l'appui, s'en sont longuement expliqués auprès de la préfecture dans le courrier annexé à la deuxième demande de titre de séjour en juin 2017. Mais le préfet est resté sourd à ces arguments et n'a pas donné suite aux demandes de rencontre des Jobin, ni à la demande de titre de séjour. Bien que Kurde d’Irak, le statut de réfugié lui a donc été refusé car il n’a pu fournir dans les délais les documents prouvant son origine. Ces documents existent, ils ont été remis au tribunal mais il n'en a pas été tenu compte. En septembre 2017, malgré tout cela, le tribunal administratif de Limoges a à nouveau refusé un titre de séjour à Farhad. Il peut donc à tout moment être expulsé, même s'il a fait appel. M. et Mme Jobin sont, eux, menacés de lourdes sanctions pour l’emploi d'un travailleur sans titre de séjour, alors qu’ils ont fait toutes les démarches administratives nécessaires.
Alors que la situation en Irak et plus particulièrement au Kurdistan s’aggrave de jour en jour, Farhad ne demande qu'à s'insérer et s'est donné les moyens de le faire. Alors que ses employeurs ont joué la carte de l’honnêteté et de la transparence, ils risquent une lourde condamnation. Depuis maintenant deux ans, Farhad vit, ou plutôt survit, en permanence dans l'incertitude. Chaque démarche effectuée auprès de l'administration française lui apporte l'espoir de pouvoir accéder à la paix à laquelle il aspire tant. Pourtant, chaque fois, il lui a été refusé ce droit de pouvoir vivre dans la dignité, le renvoyant dans un état de précarité de plus en plus difficile à endurer. Cette situation est emblématique du sort dramatique de nombreux'ses' exilé'e's, de la volonté politique de les maintenir dans la précarité et la détresse, la seule réponse étant d’expulser à tout prix y compris quand il y a danger pour eux et pour elles. Une pétition1 a été lancée pour soutenir la demande de Farhad. Elle demande au préfet de la Creuse de lever l’obligation de quitter le territoire français et d’accorder un titre de séjour à Farhad, afin qu’il puisse vivre dans la légalité et qu’il puisse reconstruire sa vie dans des conditions dignes et humaines. Cette pétition est soutenue entre autres par divers représentants de la filière bois du fait des difficultés récurrentes de main d’œuvre et de la tradition d’emploi de main d’œuvre étrangère dans le secteur.
Face à l’impossibilité d’obtenir un rendez vous rapide avec le préfet, les Jobin, accompagnés de représentants de la filière bois, après avoir averti la préfecture de leur venue, s'y sont présentés. La presse était là. Ils étaient attendus ! Ils ont remis la pétition (aujourd'hui plus de 39 000 signatures et cela continue) assortie des soutiens de la filière bois. Ils ont été reçus par M. Cuvillier, responsable de la direction de la citoyenneté et de la légalité (incluant le service des étrangers). Ce dernier semblait découvrir le dossier et s’est engagé à l’étudier et en référer au préfet dans le strict respect de la légalité. L’article L 313-14 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA) stipule que “la carte de séjour temporaire (...) peut être délivrée, sauf si sa présence constitue une menace pour l'ordre public, à l'étranger ne vivant pas en état de polygamie dont l'admission au séjour répond à des considérations humanitaires ou se justifie au regard des motifs exceptionnels qu'il fait valoir.“ Cela semble donc simple, mais le ministre de l’Intérieur a donné des consignes quant aux admissions au séjour et le préfet craint l’appel d’air ! Qu'il se rassure : la conjonction alliant amitié, personne apte à exécuter un travail difficile, carence de main d’œuvre, courage des employeurs (car il faut du courage, même quand on est en situation professionnelle critique, pour se mettre hors la loi avec les conséquences y afférant) est suffisamment rare pour justifier le côté exceptionnel et limiter l’appel d’air. Il faut du courage aussi à Farhad pour tenir ! D’autant que les nouvelles du Kurdistan irakien sont mauvaises : depuis le référendum la situation est explosive. 30 000 personnes ont fui Touz, sa ville d’origine, et les destructions sont massives. Les aéroports internationaux du Kurdistan irakien sont fermés.
Le 22 novembre 2017 les gendarmes sont venus apporter à Fahrad une assignation à résidence (interdiction de quitter la commune de Royère et obligation de pointage 3 fois par semaine à la gendarmerie). Une autre décision fixe le pays de renvoi : l’Irak. Cette décision avait été prise avant la rencontre à la préfecture, juste après la réponse négative du tribunal administratif. On espérait donc que le préfet pourrait revoir sa décision. Mais les contacts récents avec la préfecture sont nettement moins chaleureux et pour cause. Le ministère de l’Intérieur a en effet émis le 20 novembre 2017 une circulaire fixant “les objectifs et les priorités en matière d’immigration irrégulière (…) permettant une action rapide à droit constant dans l’attente de la prochaine loi.“ Les préfets seront évalués sur leurs résultats. Les cibles privilégiées de cette politique d’expulsion, et présentées comme telles dès la première page de la circulaire, sont les personnes déboutées de l’asile et les personnes sous procédure Dublin. Ces dernières sont des personnes qui ont déposé leurs empreintes dans un autre pays de l’espace Schengen et qui sont contraintes de présenter leur demande d’asile dans ce pays, et donc y être transférées. Cependant au-delà d’un certain délai elles peuvent présenter leur demande dans le pays où elles se trouvent.
Les objectifs de ces mesures, dont voici un bref aperçu, sont les suivants :
Sur notre territoire nous commençons à en voir les effets. Nous avons vu la première interdiction de retour accompagnant une OQTF à l’encontre d’une personne pourtant bien inoffensive, souffrant de troubles post traumatiques dont les médecins de l’OFII (sous tutelle du ministère de l’Intérieur) ont décrété que le retour dans son pays n’aggraverait pas les troubles, ainsi que plusieurs extractions des CAO de personnes en fin de procédure Dublin (donc juste avant qu’elles ne puissent déposer leur demande d’asile en France), des assignations à résidence en PRADHA avec des remises rapides de billets d’avion pour l’Italie. L’OFII fait une campagne intense auprès des associations autour de l’aide au retour !
Sur le plan national il y a deux fois plus de personnes en rétention que l’an passé à la même époque. Pendant ce temps, Emmanuel Macron se vante d’extraire quelques migrants de l’enfer libyen, le “préfet des réfugiés“ va faire son marché dans les camps du HCR (Haut commissariat aux réfugiés) et il y a eu quelques mesures pour aider à l’intégration des personnes ayant obtenu l’asile (30 à 35 % des demandeurs, un des taux les plus bas d’Europe). On s’en réjouit pour les bénéficiaires, mais cela ressemble à un gros rideau de fumée pour cacher une autre réalité : un bon migrant est un migrant hors de nos frontières. On voit également ce que cache la déclaration comme quoi il n’y aurait plus de migrants à dormir dehors.
Un rapport récent de l’OCDE qualifie de “caricaturale“ la distinction migrants économiques (à exclure du territoire) et réfugiés (à accueillir) du discours porté actuellement par nos dirigeants. Selon ce rapport “la persistance des régularisations de sans-papiers pour motif économique (6 400 en 2016), témoigne de besoins de main-d’œuvre non satisfaits dans plusieurs secteurs“, parmi lesquels les services à la personne, la restauration, l’hôtellerie et l’agriculture. De nombreux chercheurs et non des moindres, français et étrangers, appellent à l’ouverture des frontières, les migrations ayant un effet positif non seulement pour les migrants eux-mêmes mais aussi pour les pays d’arrivée et de départ. En 2006 Kofi Annan, alors secrétaire général de l’ONU, affirmait : “Depuis qu’il y a des frontières, les hommes les franchissent, pour visiter les pays étrangers mais aussi pour y vivre et y travailler… L’histoire nous enseigne que les migrations améliorent le sort de ceux qui s’exilent mais font aussi avancer l’humanité toute entière… Tant qu’il y aura des nations, il y aura des migrants. Qu’on le veuille ou non, les migrations continueront car elles font partie de la vie. Les migrations ne sont pas un jeu à somme nulle. C’est un jeu où il pourrait n’y avoir que des gagnants.“
Dominique Weber