144 000 ha de forêts en Limousin au début du XIXème siècle, plus de 500 000 aujourd’hui ; des communes boisées à 60 % quand on ne pouvait y voir que quelques arbres un siècle auparavant. Un bouleversement en terme d’occupation de l’espace ! Si le motif – réel - de la déprise agricole est invoqué à satiété pour justifier cette révolution paysagère, l’abandon des terres conduisant fatalement au boisement – “tout plutôt que la friche“ -, il ne faudrait pas croire pour autant que cette évolution fut acceptée de bon cœur et massivement partagée.
Aussi évidente et naturelle qu’elle puisse paraître dorénavant, la forêt fut en effet objet de conflit, notamment dans les années soixante-dix, et lieu d’expression des tensions à l’œuvre dans une société elle-même en pleine mutation. Car la “bagarre“ entre forestiers et paysans plonge ses racines dans la transformation de la société rurale locale, et dans son insertion massive dans une économie globale. Alors que l’ingénieur des Eaux et Forêts Marius Vazeilles diffuse au début du XXème siècle l’idée que le développement d’une futaie jardinée d’essences mélangées, sur les landes et pentes inutilisées de la montagne limousine, procurerait à la petite paysannerie locale un complément appréciable de revenu et une capacité d’investissement pour se moderniser et se maintenir, le modèle de développement de la forêt qui s’impose dans l’après seconde guerre mondiale se situe aux antipodes. Sous l’égide de l’Etat, et de son bras armé le Fonds Forestier National, on assiste alors à une course aux boisements en résineux, avec une logique de rentabilité rapide. Epicéas, douglas, sapins de Vancouver…, la monoculture de conifères occupe l’espace, y compris les bonnes terres agricoles, et enserrent les villages à l’occasion des départs en retraite et de la vente des fermes.
Une violence faite aux agriculteurs
Véritable violence faite à l’agriculteur “comme agriculteur, on est contre le bois, on ne peut pas vivre ensemble“ cette reforestation massive n’est que marginalement le fait des paysans. Elle se fait même plutôt contre eux, la montagne devenant le support de déploiement de stratégies économiques portées par des élites économiques et politiques exogènes au territoire, ou relayant des intérêts extérieurs à celui-ci. En s’appuyant sur des structures fortement capitalisées – sociétés forestières créées par de riches familles d’émigrés ayant conservé localement un patrimoine foncier ou par des spéculateurs - il s’agit alors de faire de cet espace un territoire à vocation forestière (et touristique), notamment tourné vers la réponse aux besoins de l’industrie papetière. Autant dire que ce mode de mise en valeur heurte la conscience des habitants de la montagne, tenus à l’écart de ces choix. Le monde agricole, en particulier, se rebiffe, l’arrivée dans les années soixante-dix de néo-ruraux politisés, syndiqués, porteurs des utopies de l’après soixante-huit servant de catalyseur au déclenchement de quelques luttes restées emblématiques.
“Non à l’enrésinement, non au cumul des terres“
Exemple parmi d’autres – que l’on pense aux actions menées sur la ferme de la Conche ou à Beaubier, sur la commune de Royère-de-Vassivière -, la manifestation des Bordes, à la Villedieu, le 15 mai 1977, illustre à merveille la nature de ces conflits et les modèles sous-jacents dans lesquels ils s’inscrivent. Ce jour-là, à l’initiative de l’association “Vivre dans la Montagne Limousine“, 500 personnes marchèrent sur cette ferme qui avait été totalement enrésinée dix ans plus tôt, dans l’indifférence de la SAFER. Vendue à la société “le Domaine de la Villedieu“, propriété d’une famille d’émigrés creusois ayant réussi dans le bâtiment à Lyon, c’était une ferme réputée sur tout le secteur pour la qualité de ses terres et de ses bêtes ... “Non à l’enrésinement, non au cumul des terres“, le slogan brandi pour l’occasion laisse entrevoir l’opposition entre un modèle d’agriculture durable, ancrée dans son territoire, procurant aux paysans les moyens de vivre localement de leur métier et un modèle industriel, à base spéculative, inséré dans des logiques d’échanges régionaux, voire nationaux.
Un modèle économique imposé au forceps
Généralement pacifique, cette opposition pris parfois des tournures plus radicales. De l’épandage de défoliant (le même que celui qui fut utilisé durant la guerre du Vietnam…) pour éradiquer les jeunes pousses de feuillus - comme à Saint-Merd-les-Oussines -, à la destruction de villages enclavés dans de vastes domaines forestiers – comme à Chanteloube, sur la commune de Soubrebost où une manifestation empêcha in extremis le travail des bulldozers – les violences, tant physiques que symboliques dénotent la tournure radicale que prit cette “croisade“ pour l’enrésinement de la montagne. Il s’agissait d’imposer au forceps un modèle économique, symbole de “progrès“ et de “développement“ pour le territoire. Combat “gagné“ par la forêt, au demeurant. Faute d’une politique active de soutien à l’installation de paysans, la pression humaine – “la lutte contre la forêt se fait sur l’exploitation“ - fut insuffisante pour endiguer les résineux. Reste que ces épisodes de lutte gardent par delà les années une certaine actualité : schéma de développement endogène, co-construits entre acteurs locaux, contre processus de développement exogène, greffé sur un territoire sans véritable dialogue démocratique, les exemples demeurent sur la montagne pour illustrer cette alternative…
Stéphane Grasser
(citations et exemples tirés d’un entretien avec Philippe Betton, agriculteur à Saint-Martin-Château, ainsi que d’un travail de mémoire de sociologie réalisé par Jean François Pressicaud)