En parcourant les 13 kilomètres séparant Royère-de-Vassivière et Gentioux on passe sans transition de la vision la plus nationaliste de la 1ère guerre mondiale, au pacifisme intégral, celui qui désigne les victimes comme des “sacrifiés“, avant d’être des héros. Pas très loin de là, à Nedde, ce dualisme est encore plus perceptible, puisqu’il oppose à quelques mètres de distance, les deux sensibilités, sur la place - d’une part - à l’intérieur de l’église – d’autre part.
Depuis le 11 novembre 1922, la communauté nationale fête l’anniversaire de l’armistice qui mit un terme à la guerre qu’on croyait être “la der des der“. Le débat sur les différentes manières d’honorer la mémoire des victimes – et les polémiques qui lui sont associées – est en fait fort ancien. Dès les années 1920, les différentes communes de France ont été sollicitées pour l’érection de monuments commémoratifs. C’est par une loi du 25 octobre 1919 que l’Etat décidait d’encourager les collectivités à ériger de tels monuments. On peut y lire le principe de “la commémoration et glorification des morts pour la France ... (à l’aide d’une subvention) ... en proportion de l’effort et des sacrifices qu’elles feront en vue de glorifier les héros morts pour la patrie“. L’incitation financière étant modeste, nombre de communes décidèrent d’y associer la population en encourageant la création d’un comité chargé de lancer la souscription.
Mais l’état ne proposait pas seulement un soutien financier. L’aide pouvait consister aussi en un don de matériel militaire “décoratif“, tels des obus, comme on peut en voir par exemple à La-Villedieu, où figure même un petit canon. Il semble bien que la question financière ait été la première, et parfois unique, préoccupation des conseils municipaux. C’est pourquoi il est bien hasardeux de déduire aujourd’hui des considérations philosophiques ou politiques, de l’absence, de la localisation ou du décor de la plupart des monuments. Et pourtant ..
La symbolique des monuments
L’étude exhaustive et littéraire des registres de délibérations nous en apprendrait sans doute beaucoup. Mais c’est un travail fastidieux, que je laisserai à d’autres. L’observation attentive de certains indices portés sur les monuments eux-mêmes est largement suffisante. Leur contradiction fréquente – ou leur complémentarité – nous révèle qu’il y eut débat sur le sens, la forme, l’existence même du monument. Il est ainsi possible de reconnaître plusieurs types :
- monuments civiques et républicains c’est la grande majorité, comportant des textes neutres, reprenant la terminologie officielle “morts pour la France“ avec un décor sobre palmes
- patriotiques à Royère-de-Vassivière : plus engagés dans une symbolique nationaliste “morts pour la patrie“ ou militariste : croix de guerre, image du soldat, obus à Faux la montagne ou encore grades à Bugeat,
- funéraires à Tarnac, le monument est à l’intérieur du cimetière..Un seul est sans ambiguïté pacifiste : Gentioux. Cette diversité renvoie évidemment aux sensibilités philosophiques ou politiques. Mais il serait vain aujourd’hui de vouloir les reconnaître expressément : la géographique monumentale du plateau est plutôt banale, et la grande majorité se ressemble.
Sans vouloir entrer dans une étude complète de tous les symboles, il est clair que la dimension religieuse y est rare, hormis peut-être celui de
Millevaches accolé au mur de l’église. Les élus de l’époque ont soigneusement évité ce qui aurait pu être source de polémique. C’est probablement ce qui explique l’existence d’un deuxième monument à l’intérieur des églises de Nedde ou Royère.
L’opposition patriotisme – pacifisme
Ce qui m’intéresse le plus ici est une dichotomie fondamentale : patriotisme – pacifisme. Les monuments sont-ils un hommage à l’héroïsme militaire ? Pour celui de Royère, montrant un poilu au port majestueux, ou glorifiant les héros, comme à St-Marc-à-Loubaud. Les autres représentations militaires croix de guerre à St Pierre-Bellevue, comme certaines inscriptions sont très significatives : “A la glorieuse mémoire des morts pour la France“ Monteil-au-Vicomte. Il en va de même des armes. Ce décor (assez rare sur le plateau) m’apparaît très ambigu, car il met en valeur “ce qui a tué“.
On touche au pacifisme lorsque les phrases gravées se font tout autres : les enfants de la commune deviennent alors des “victimes de la guerre“ Cheissoux . C’est cette même phrase qu’on retrouve sur la place de la mairie à Nedde, où l’opposition est d’autant plus forte que les deux thèmes se côtoient à quelques mètres d’intervalle. En effet, on peut lire dans l’église : “A nos glorieux enfants, morts pour la France “, phrase complétée par cet appel : “N’aurez-vous pas seigneur une faveur spéciale pour ceux qui arrivent dans le linceul du drapeau“ ?
Dans cette commune, la dichotomie prend un sens éminemment politique, à la lueur du contexte des années 20 bien sûr.
C’est bien là en effet que réside la véritable question. Les différents symboles résument le choix des véritables victimes : est-ce le “poilu“ de Morterolles, ou sa veuve et son orphelin à Gentioux ? Le geste vengeur de l’écolier de Gentioux, comme l’inscription “maudite soit la guerre“, sont célèbres dans le monde entier. Il n’existe en France qu’une poignée de monuments ayant poussés aussi loin une telle logique.
Si l’on exclut les plaques à l’intérieur des églises, les 7 communes du canton de Royère comportent 8 monuments publics avec la fusion des communes de St Pardoux-Lavaud et Morterolles. Le monument de ce dernier, assez caractéristique, manifeste une première différence : il s’oppose à la modestie des 7 autres. Je ne saurais dire si la disparition de la baïonnette du poilu a quelque chose à voir avec un quelconque geste idéologique.
Tous les autres se ressemblent : sobriété, mêmes symboles (palmes et croix de guerre), emplacements comparables. Je ne pense pas que la proximité de l’église, hormis St Junien-la-Brégère, soit très significative. Il s’agit sans doute d’un choix pratique – la plus grande place du village – plutôt qu’une volonté religieuse.
L’ensemble des 6 petites communes montre une volonté assez nette de synthèse des différentes sensibilités : aucun militarisme ostentatoire. Quand une “petite pointe“ de pacifisme apparaît dans l’inscription “hommage à nos enfants victimes de la guerre“ à St Pardoux, elle est équilibrée par la présence de la croix de guerre. A l’inverse, sur la place de Monteil-au-Vicomte, à la présence d’obus décoratifs s’oppose le même terme de “victimes“ (mais il est réservé aux morts de 39-45).
Je souhaiterais terminer par des réflexions plus personnelles. La première touche au devenir de ses monuments. Peuvent-ils garder encore longtemps leur signification originelle ? Je pense que la réponse dépend moins du monument lui-même que des commémorations qu’on y organise. Si l’on se contente d’y lire la déclaration d’un obscur ministre des Anciens Combattants, au son de “La Marseillaise“, voire de “La Madelon“, nul doute que les actuelles et surtout futures générations auront du mal à s’y reconnaître. La double cérémonie du 11 novembre à Gentioux révèle bien l’ambiguïté de la chose : doit-on célébrer pour célébrer ou doit-on délivrer un message ? C’est cette option que je retiens. En rappelant pourquoi “plus jamais çà“, on laisse une fenêtre ouverte sur l’avenir et on appelle à une véritable réflexion sur le sens même de la guerre. A cet égard, à l’heure où la création d’une Europe unie se poursuit, le message inscrit sur le granit de Royère m’apparaît regrettablement incongru : ces jeunes paysans creusois seraient morts “pour la patrie“, mais aussi “pour la civilisation“ ? Leurs adversaires étaient donc des barbares ? Je ne crois pas que les touristes allemands fassent très attention à ce type de message; à mon sens, nul doute qu’ils ne l’apprécieraient guère en pensant à leurs grand-parents morts dans les tranchées. Il me semble qu’une rénovation des monuments s’impose : sur la forme, comme à Viam - où tout est devenu illisible – et sur le fond avec l’effacement des inscriptions les plus agressives.
Michel Patinaud