Face à la crise on peut s’interroger sur ce qui pourrait bien guider l’économie, non seulement pour mieux sortir de la situation actuelle mais surtout pour jeter les bases d’une société plus harmonieuse. Jean Luc Seignez, paysan à Saint-Julien-le-Petit, correspondant local et vice président du conseil de surveillance de la société financière de la NEF, nous fait part ici de son point de vue.
C’est déjà cette question qui avait occupé le philosophe autrichien Rudolf Steiner (1861-1925) au lendemain de la première guerre mondiale. Les causes de la catastrophe venaient largement, selon lui, de la méconnaissance du fonctionnement de la société et des principes qui doivent l’orienter. Ainsi il écrira en 1919 un ensemble de textes réunis en français sous le titre “Fondements de l’organisme social“. Dans un organisme en bonne santé dit-il, chaque système est “gouverné“ par des règles qui lui sont propres, tout en étant relié harmonieusement aux autres.
Liberté, égalité, fraternité
Il distingue ainsi 3 systèmes majeurs dans la société : la culture, le droit et l’économie. Et c’est dans la devise républicaine qu’il trouve les principes convenant à chacune de ces sphères. En effet, dit-il, la culture, ou vie de l’esprit, qui englobe les arts, les sciences, les philosophies, les religions, l’éducation, la recherche, etc. ne peut s’épanouir qu’inspirée par le principe de liberté. L’égalité est de toute évidence ce qui doit vivre dans la sphère juridique. Associer la fraternité à l’économie peut paraître plus surprenant, et pourtant l’interdépendance de chacun avec tous en matière de production et d’échanges ne peut être féconde dans le temps, qu’en cultivant l’intérêt pour l’autre. Cette conceptualisation ne fait que mettre dans un ensemble cohérent les nombreuses expériences qui depuis le 19éme siècle ont donné naissance aux associations, aux mutuelles, aux coopératives. Ces réflexions peuvent nous éclairer pour la compréhension des problèmes économiques, sociaux et politiques de notre temps.
Double échec
La dislocation du bloc de l’Est à la fin du 20ème siècle marque la fin et l’échec du système soviétique, lequel avait tenté d’appliquer le principe d’égalité à la vie économique : une expérience qui a montré les impasses et les conséquences négatives de l’application de ce principe à l’économie. Vingt ans plus tard, la situation actuelle fait pronostiquer à certains la mort du capitalisme. Sans doute est-il trop tôt pour une telle certitude, mais ce qui est manifeste, ce sont, là encore, les impasses et les conséquences extrêmement négatives d’un système économique basé sur le seul principe de liberté absolue, que rien ne saurait contraindre, et qui en fait notre nouveau dictateur !
Analyse ADN
Le capitalisme n’étant pas (encore ?) mort, nous ne pouvons pas pratiquer d’autopsie ! Néanmoins nous pouvons mieux connaître sa personnalité profonde grâce à deux “prélèvements ADN“.
Premier prélèvement : “le marché est autorégulateur“, et il l’est d’autant plus qu’il est d’autant plus libre. L’expérience montre qu’il n’en est rien et la “main invisible du marché“ n’est qu’une expression pour maquiller une sorte de mécanique dépourvue de conscience et de raison.
Deuxième prélèvement : “La recherche et la satisfaction de l’intérêt personnel conduit inévitablement à l’épanouissement de la société“. Cette idée qui vient d’Adam Smith, a été reprise par d’autres de façon extrême : “les vices privés font la vertu publique“. Or n’y a-t-il pas dans la société des intérêts contradictoires ? Il faut alors se poser la question : les lieux du débat, de l’arbitrage et de l’orientation (par exemple le Parlement) fonctionnent-ils à ce sujet ? Mais il y a plus : n’y a-t-il pas des intérêts contradictoires en chacun d’entre-nous ? Quelle est alors l’instance d’arbitrage suprême, sinon nous-mêmes, avec notre conscience, nos valeurs, notre éthique individuelle ? Le principe selon lequel toute recherche d’intérêt personnel, quel qu’il soit, est bon pour la société, révèle que ce système est amoral par essence et par construction.
Ainsi, également dépourvue de conscience, de raison et d’éthique, cette économie n’a rien d’humain.
Naissance de la société civile
Depuis 200 ans, deux forces, deux pouvoirs en présence que, pour simplifier, nous pouvons appeler le Capital et l’Etat, l’un représentant l’intérêt privé, l’autre sensé défendre l’intérêt public ont toujours été en tension, soit en tension négative dans l’affrontement, soit en tension positive dans la composition. Pour la prise en compte de l’intérêt commun, n’aurions-nous donc d’autres choix qu’entre le “plus d’Etat“ et le “moins d’Etat“ ? Non, car une autre force est née.
Lentement, une révolution silencieuse a commencé il y a plus de 30 ans. Ce changement majeur, c’est la naissance du citoyen au sens moderne de ce terme. C’est-à-dire l’individu devenant conscient des problèmes et des enjeux, conscient également de sa propre responsabilité et qui s’organise avec d’autres pour agir. C’est ce mouvement de conscience et de mobilisation qui constitue la Société Civile, ce troisième pouvoir dont parle Nicanor Perlas. Ainsi une économie inspirée par la fraternité, une économie citoyenne, se développe depuis plusieurs décennies, grâce notamment à l’action de la société civile.
Ses formes sont multiples : Systèmes d’Echanges Locaux (SEL), Réseaux d’Echanges Réciproques de Savoir (RERS), ou banques de travail, Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne (AMAP), “tontines“ permettant une mutualisation de moyens financiers et basée sur la confiance. Même esprit dans les Clubs d’Investisseurs pour une Gestion Alternative et Locale de l’Epargne solidaire (CIGALEs) ou dans des structures agissant à l’échelon national, comme l’Association pour le Droit à l’Initiative Economique (ADIE), la fondation France Active ou la NEF (Nouvelle Economie Fraternelle), société coopérative de finances solidaires, seule structure de nature bancaire en France, qui finance exclusivement et en complète transparence des projets à forte plus-value sociale et/ou environnementale. On ne saurait oublier bien sûr toutes les structures de “l’économie sociale“, coopératives, mutuelles, associations qui du fait de leur statut juridique particulier, sont disposées plus que toutes autres à consolider un bien commun, pour peu que s’y vive réellement la démocratie.
Economie solidaire
Toutes ces initiatives dessinent le nouveau visage de l’économie solidaire, non pas dans le sens réducteur souvent utilisé pour caractériser ce qui concerne les services à la personne ou à des publics en difficulté. Non, la vision large de l’économie solidaire, c’est bien celle qui se pose la question des finalités et des moyens : créer de la richesse de façon écologiquement et socialement responsable, et la répartir de façon équitable.
Ainsi l’économie citoyenne est bien celle qui replace l’être humain au centre, avec sa responsabilité vis-à-vis de la nature et de la culture. L’enjeu aujourd’hui pour les citoyens que nous sommes, est bien, face à qu’on pourrait appeler une économie fondée sur des forces de haine qui porte en elle de nouvelles barbaries, de construire une économie fondée sur des forces d’amour.
Jean-Luc Seignez