Cet été, dans le cadre du festival "Folie les mots" de Faux la Montagne, l'artiste Gérard Villain a exposé une série de peintures consacrées aux... gants de travail. Il explique ici sa démarche et comment s'est imposée cette obsession.
Je vis à Saint-Nazaire.
J'ai eu un atelier et habité pendant plusieurs années sur le port, dans une "friche industrielle" au plus près de la zone industrieuse où se fabriquent les paquebots de croisière.
J'arpentais à pied, lors de divagations aléatoires quasi quotidiennes, les quelques dizaines d'hectares que constituent cette zone où plus de 5000 personnes travaillent chaque jour.
Ceux qui ont eu la chance de traverser un chantier naval savent ce que veut dire la démesure des formes et des masses, la brutalité apprivoisée de l'acier, le fourmillement des humains à la tâche, les accumulations de matières magnifiées ou laissées pour compte.
Fasciné également par les lumières de l'estuaire sur ce festin pantagruélique et ses reliefs…
Bref, je faisais des photos.
Avec un appétit féroce.
Boulimique et sans retenue.
Comme on prend des notes.
Avant que demain ne change le paysage.
Ne déplace son petit million de tonnes et ce mètre-ruban hors d'usage.
Je ramenais chaque jour chez mon Mac une pêche de plusieurs dizaines de photos qui venaient s'ébattre avec leurs semblables une fois relâchées dans la cour du disque dur.
De quoi nourrir mon éléphant rose.
Avec le temps, va, les images se regroupent entre elles, se découvrent des affinités. Un lointain catalogue commun qui raconte la même histoire renouvelée : Un angle plus obtus que la moyenne, un cousinage sur l'infini nuancier de la rouille, l'outrage du temps sur la peau du béton permettant de dater et de regrouper murs, pylônes, abrupts de quai et blocs de cale par classes d'âge…
C'est ainsi qu'à mon insu, une petite clique de photos de gants au comportement particulièrement grégaire se mit à se tutoyer dans un murmure grandissant. L'air détaché, je les saluais poliment à leur approche, débonnaire et matois dans ce léger mépris. Puis, détournant le regard vers les grandes tours Eiffel, j'assistais, béat, dans une posture d'artiste, aux noces incendiées du ciel orange et des grues, du levant sur l'eau de fuel, des monstres d'inox embrassant à pleine bouche les candélabres au tungstène.
J'éludais les reliques de cuir, ganses et polyamides : Les modestes images de ces mues dérisoires s'évanouissaient au profit de quatorze juillet en majesté. C'était mal connaître le gant qu'a touché au travail !
Le gant de travail t'agrippe par la manche du regard. Te demande quelle heure qu'il est. T'invite à s'en jeter un p'tit, vite fait, après le boulot. T'offre une clope en te montrant la photo de ses mômes et son emplacement à l'île d'Oléron. Te raconte la vie au Cap Vert et le naufrage d'une barcasse bondée à quelques encablures d'un port maltais. Te montre sa Clio Campus avec ses lumières de culasse ré-alésées. Rigole de tous ses doigts en rejouant le jour où la presse lui a mangé trois phalanges. Te balade six jours, le temps d'aller à Gdansk en bus et retour. Te singe la nervosité du petit chef dans les quinze jours qui précèdent la livraison… Les matins givrants sur la tôle et la soudure à l'arc dans un caisson étanche… La binouze en maraude derrière le container, et le pot de départ de ce veinard de Nono…
J'avais trouvé à qui parler et je ne faisais plus trois pas sans me faire alpaguer par un gant dans la débine m'enjoignant d'écouter son histoire… Le bruit se répandit comme une traînée de poudre dans leur petite communauté : un humain les recueillait tous, sans distinction de taille, de couleur, d'attribution sexuée ou de classification fonctionnelle, les rapportait chez lui pour les disposer confortablement sur une table… dans le seul but de regarder le récit de leur vie! Leur accumulation, dans une cohabitation aussi resserrée, eu pour effet de les singulariser, de les individualiser encore un peu plus et de m'aider à maîtriser quelque peu mes angoisses (rôle premier de la collection, tout le monde sait ça).
Du croquis négligeant pendant un coup de fil qui s'attarde, à l'exercice d'observation avec une obsession quasi hyperréaliste, je m'engouffrais, de la peinture plein les doigts, dans la constitution d'une galerie de portraits sur fonds de comptabilité douanière scribouillarde d'avant l'Excelomania Microsoftique.
La boucle fut bouclée le jour où, mon ami l'Imprimeur me légua ses casses, mises au rencard par les megapixels, mais dont le vocabulaire est autrement plus poétique : Caractère à pleine chasse, approche, fonte, marbre, graisse, ligature, épreuve, truelle, labeur… Voilà le résultat.
Gerard Villain