Que voulions-nous dire avec la couverture jaune de notre n°66 ? Lorsque le mouvement des gilets jaunes est effectivement parti d'une revendication fiscale (la taxe sur le diesel), beaucoup d'entre nous ne s'y reconnaissaient pas vraiment. Mais, très vite, au fur et à mesure des semaines, il s'est passé quelque chose dans notre pays qui a dépassé très vite cette “simple“ revendication. Une grande partie de la population (ceux qui manifestaient bien sûr mais aussi les 70 à 80 % de Français qui approuvent ce mouvement) a affiché de façon anarchique, contradictoire, maladroite, énervante, sincère, touchante, etc., un ras le bol généralisé qui, au final, pose la question de l'égalité, de la justice et de la répartition des richesses. C'est une révolte fiscale qui tourne à une révolte plus politique, comme nombre de révoltes et même de révolutions dans le passé... Les gilets jaunes à partir d'un moment ne défendent plus une ou des revendications précises (il y a un peu de tout dans la somme de celles qu'on entend, depuis la hausse du Smic jusqu'au referendum d'initiative citoyenne) mais affichent une aspiration à autre chose, une demande de reconnaissance et de dignité, une exigence de modestie de la part de pouvoirs arrogants qui les regardent de haut - classique mépris du “peuple“ par l'élite qui agit pour son bien et qui sait mieux que lui ce qui est bon pour lui -. Une banderole à Paris le disait à sa manière : “On a retrouvé la fraternité. On est venu reprendre la liberté et l'égalité“ Ensuite, que faire ? C'est bien ce que notre couverture s'empresse de ne pas dire en ouvrant largement le spectre des “revendications“ (clin d’œil aux “vœux“) pour 2019, chacun pouvant inscrire dans cette révolte ses propres priorités - en cohérence en cela avec l'hétérogénéité du mouvement et de ce qui s'y dit.
Certes un ami pas vraiment convaincu qui est allé sur un rond-point reste dubitatif : “J'y ai affiché mon point de vue écolo. Je n'ai pas eu de réactions de rejet, mais il faut dire que j'y ai retrouvé des copains qui militent à la France Insoumise et que c'est surtout avec eux que j'ai discuté... J'ai aussi vu les emballages plastiques des saucisses achetées à Netto balancées dans le feu. Paraît que je m'arrête sur des détails et même si les copains ne sont pas d'accord, ils ne disent rien. Faut pas contrarier le peuple. Un gars des GJ a voulu me faire signer un cahier de doléances sans que je lise les doléances : très démocratique comme procédé... Faut pas s'arrêter sur les détails. En insistant, j'ai pu les lire et la première ligne est une demande de ramener le prix du gasoil à 1,10 €... Faut pas s'arrêter sur les détails... Un autre GJ m'a dit : “C'est pas nous qui polluons, ce sont les agriculteurs“. Je lui faisais alors remarquer qu'il s'apprêtait à bouffer des saucisses issues du système agro-industriel qu'il accusait... Faut pas s'arrêter sur les détails...
Mon sentiment actuel est le suivant : si socialement parlant, je soutiens plutôt le mouvement des GJ, écologiquement parlant, je ne peux pas soutenir des revendications qui demandent une augmentation du pouvoir d'achat, ce qui par conséquent, ne fera qu'accélérer le système qui nous propulse dans le mur...“
C'est vrai que la préoccupation écologique n'est pas la première des préoccupations du mouvement. Mais un autre témoignage, à la barrière d'autoroute à la frontière espagnole, montre que les choses sont un peu moins manichéenne : “Un monsieur me dit : “Ils nous gavent avec leurs taxes...“ (bon, ça commence mal me dis-je) puis il montre la file de camions arrêtés : “C'est à eux qu'il faudrait faire payer des taxes !“ (Déjà je suis plus d'accord, et j'entends là une exigence d'égalité) et puis il finit en me disant : “Vous pouvez pas savoir le nombre de camions qui passent ici, c'est énorme, il faudrait tous les mettre sur des trains“ (Tiens, j'suis d'accord). Je lui rétorque : “Il ne fallait pas fermer les lignes de chemin de fer alors...“ Réponse: “Bien sûr, mais ils s'en foutent, le service public c'est pas leur problème !“. Bref mon gilet jaune finissait donc par pouvoir s'entendre avec un écolo qui défend le ferroutage.
“Le samedi 8 décembre 2018 à la gare de Limoges pour la manifestation de défense de la ligne Limoges-Ussel étaient mélangés sur les quais, les voies et devant la gare, ceux qui partis d'Eymoutiers défendaient la ligne SNCF, des personnes vêtues de gilets jaunes et des marcheurs de la marche du climat venus rejoindre le blocage de la gare.
Un autre témoignage, sur un autre rond-point : “Nous discutons à trois quatre. Un gilet jaune voit passer un camion polonais et commence à taper sur ces “étrangers qui cassent les prix et les salaires“. Avec les deux autres, on parle avec lui, et on lui fait partager notre point de vue : “Ce n'est pas ce chauffeur polonais qu'il faut attaquer, mais les patrons qui l'emploient et l'organisation du travail en Europe qui permet cela“; on discute et le type convient qu'il est bien d'accord avec nous. “
Sur la Montagne, quelques personnes sont allées dès le début du mouvement sur les rond-points occupés les plus proches (Ussel, Limoges, Aubusson). Le 7 décembre 2018 une réunion à Chavanac a lancé une dynamique plus locale qui s'est concrétisée depuis par des “rond-points“ tournants dans les villages de la Montagne, avant de se stabiliser temporairement à Eymoutiers, tous les jeudis soir à 18h. Hormis les habitants du coin, ce rendez-vous régulier a reçu à plusieurs reprises les visites de gilets jaunes venus des ronds-points les plus proches : la 23 (Ussel), les gilets jaunes de la Seiglière (Felletin-Aubusson), et plusieurs habitués du rond-point de Grossereix à Limoges. Les assemblées ont accueilli plusieurs dizaines de personnes à chaque fois, et quelques actions ont été menées : “prise d'assaut“ du train Limoges-Ussel organisée de manière à pouvoir faire un aller retour rapide entre deux arrêts (Lacelle-Eymoutiers-Lacelle, Eymoutiers-Bujaleuf-Eymoutiers), prise de parole devant le monument aux morts de Gentioux à l'avant-veille de l'acte XII contre les violences policières... Les jeudis des gilets jaunes de la Montagne sont l'occasion de discuter des actions de la semaine passée et de celles à venir, y compris lorsqu'il s'agit de rallier en groupe une des villes où se tiendra un rassemblement prochain, comme Toulouse, Clermont-Ferrand, ou Paris le 16 mars 2019. Des échanges réguliers ont lieu avec le rond-point d'Ussel qui s'est installé depuis plusieurs semaines dans un local prêté par la mairie. Des actions ponctuelles ont eu lieu (comme l'occupation du Trésor public d'Ussel, le murage symbolique de la sous-préfecture, des visites intempestives à l'occasion d'interventions publiques d'élus locaux), ainsi que des réunions publiques d'informations et des assemblées inter-rond-points qui ont réuni à chaque fois une cinquantaine de personnes de 5 à 6 groupes proches (Creuse, Cantal, Sud-Corrèze, Montagne Limousine...). Suite à l'appel des gilets jaunes de Commercy (Meuse), ceux de la Montagne et d'Ussel réfléchissent à envoyer une petite délégation à Saint-Nazaire où aura lieu une “Assemblée des assemblées“ début avril. De leur côté les gilets jaunes de la Creuse qui se rassemblent sous la bannière “Creuse unie“ ont organisé une réunion citoyenne à Sardent le 7 mars 2019 qu'ils souhaitent renouveler dans le futur pour discuter de leurs propositions. L'atmosphère y était très revendicative et un peu désordonnée mais il était clair que l'assemblée était très motivée et n'est pas prête à baisser les bras et délaisser les rond-points. La marmite bout et il est peu probable qu'elle se refroidisse de sitôt.
Michel Lulek