Charles Rousseau n'est pas un curé comme les autres. Le plateau a touché là un énergumène qui au sein même de son église fait figure de marginal et qui ne correspond pas à l'image passée et vaguement décolorée que bigotes ou Parisiens en vacances attendent du curé de campagne. A peine installé à Peyrelevade, Charles prend ses distances et refuse par exemple de procéder à la traditionnelle "bénédiction des chiens" de la Saint Hubert à la Chapelle du Rat. "D'accord pour la messe, mais pas pour jouer du goupillon avec les chiens !" proclame-t-il catégorique aux originaires du pays, un peu déçus de ne plus y retrouver lors de leurs retours estivaux le charme désuet de cette geste folklorique. Leurs plaintes arriveront jusqu'à l'oreille complaisante d'une ethnologue1 qui communiera dans la réprobation : "Les prêtres de la Mission de France veulent confier à la politique le rôle d'entraîneur de la société rurale (…) Ils répudient tout apparat et bannissent le faste. Ils ont même supprimé les aubes (…) Ils sont plus tentés de travailler de leurs mains que de secourir les agonisants (…) Ils se sont efforcés de vider la religion de la dimension du sacré et des esprits" et elle ne cache pas son aigreur en parlant d' "un clergé qui ne comprend pas ses ouailles" ou de "l'attitude restrictive des "animateurs liturgiques" qui fait maugréer quelques paroissiens : "Monsieur le Curé, vous êtes moins croyant que nous !"
C'est que le plateau a changé et qu'il n'est plus le reliquaire statique d'une ruralité de toujours que le citadin ou l'ethnologue épisodiquement de retour au pays aimeraient retrouver chloroformée entre souvenirs d'enfance et schémas anthropologiques. Le plateau a changé, et surtout il doit continuer à changer, c'est-à-dire, dans l'esprit volontariste du "curé de Peyrelevade", chercher ses nouvelles vocations dans un monde mouvementé qui le cantonnera dans un rôle ou des fonctions non choisies s'il ne prend pas lui-même en main son devenir. C'est là sa profession de foi dans le territoire, une profession de foi qu'il partage avec de jeunes élus issus ou proches de la mouvance néorurale comme Bernard Coutaud, maire de Peyrelevade, François Chatoux, maire de Faux la Montagne ou Pierre Desrozier, maire de Gentioux. Les trois jeunes maires se connaissent, s'apprécient. Deux d'entre eux adhérent à un Parti Socialiste qui, à l'époque, pouvait encore faire rêver (le troisième les suivra quelques années plus tard) et décident de s'unir au sein d'une intercommunalité qui leur paraît la seule issue pour le développement de leurs communes respectives. Un sociologue2 de la même génération précise : "Sur le plateau, au centre du Limousin, à Faux la Montagne, Peyrelevade et Gentioux, François Chatoux, Bernard Coutaud et Pierre Desrozier mettent en oeuvre certaines des idées formulées pendant les années soixante-dix. Celles-ci avaient constitué la figure utopique de la recherche d'alternatives à la crise des outils de régulation macro-économique et macro-sociale. A l'épreuve du réel, il s'avère qu'une partie des solutions à cette crise passe par des voies locales" C'est aussi ce que pense et veut faire Charles Rousseau. Au sein de son église, il explique, répète, démontre, proclame que les chrétiens ne peuvent plus vivre leur foi - ni les curés leur sacerdoce - comme ils l'ont vécu depuis bientôt 2000 ans. Aux catholiques du plateau, éparpillés et disséminés, il propose de nouvelles formes d'engagement et, dans la logique des prêtres de la Mission de France, il insiste particulièrement sur l'ouverture au monde, aux gens et au pays dans lequel ils vivent. En aucun cas il ne s'imagine enfermé dans sa sacristie.
En 1974 il crée avec quelques autres membres de la communauté chrétienne l'association "Les Plateaux Limousins", acquiert une maison et une petite grange au Villard, sur la commune de Royère de Vassivière, et entreprend d'y créer un lieu de rencontre et d'échanges. La petite équipe y construit des gîtes, y organise des débats et y lance la première des "fêtes des Plateaux" qui, de 1978 à 1986, deviendront chaque dernier week-end de septembre, le rendez-vous obligé de tous ceux qui se reconnaissent acteurs de la vie du pays.
Charles Rousseau n'a pas oublié ses anciennes leçons de sociologie et de statistique. Il les ressort à l'occasion de la fête des Plateaux qui se décline chaque année sur un thème différent : l'agriculture, la forêt, les énergies, la vie associative, etc. Pendant l'hiver, le curé explore bibliothèques, revues, archives et administrations pour dresser le panorama argumenté et illustré du thème de l'année. Il transforme le tout en exposition qui sert ensuite de support aux débats organisés dans le cadre festif du rendez-vous de septembre. Entre flonflons et grillades, musique et jeux pour enfants, dans une ambiance hybride de kermesse et d'université d'été, on débat de ce qu'est et de ce que sera le plateau de Millevaches.
C'est Charles Rousseau qui lancera le premier le slogan "Mille sources, mille ressources". C'est lui qui montrera, chiffres à l'appui, le dynamisme associatif du territoire. C'est lui qui pointera le risque de réduire le plateau au seul rôle de fournisseur de matières premières lorsqu'il centre la fête de 1983 sur les entreprises de transformation. C'est lui encore qui sent venir l'ère des "nouvelles technologies de l'information" lorsqu'il organise sur le thème de la communication la fête de 1986 (l'année même de la création de Télé Millevaches).
Etudiant l'implantation au XIXème siècle des lignes de chemin de fer en Limousin, il a été frappé des réactions contradictoires des communes et s'est aperçu que la région aurait alors bien pu passer à côté de cette innovation technologique majeure. Il voit pointer un risque similaire avec ces nouveaux outils en "ique" dont on dit qu'ils seront à la révolution informatique du XXème siècle finissant, ce que les trains furent à la révolution industrielle. Il veut attirer l'attention de ses concitoyens sur ce nouvel enjeu et, du ton légèrement prophétique qu'il lui prenait parfois d'affecter, il n'hésite pas à appeler à la mobilisation populaire :
"Des fêtes comme ça, apparemment, ce sont des fêtes pour rien. Ce sont des fêtes gratuites en quelque sorte, puisqu'elles ne sont pas payantes et qu'on ne peut pas dire que ce sont des fêtes rentables ! Alors on peut nous dire : c'est de l'argent fichu par les fenêtres ! A quoi bon ? Et bien nous, ce n'est pas du tout comme ça que nous voyons les choses.
Qu'une information sur les atouts de l'avenir se passe dans un contexte comme celui-ci, où l'on n'est pas chacun chez soi mais où on est ensemble dans une fête qui est quand même une fête d'espérance, nous paraît être un facteur tout à fait important pour un processus de développement.
Ce n'est pas le tout d'avoir des programmes, ce n'est pas le tout d'avoir des gens qui font des projets, il faut qu'il y ait un peuple qui se lève, il faut qu'il y ait une conscience commune qui se fasse et de ce point de vue, la fête des Plateaux, elle a contribué à cela" Charles Rousseau a alors 63 ans. Se sait-il déjà atteint du cancer qui l'emportera deux ans plus tard ? Sent-il s'effriter le dynamisme de son association après douze ans d'actifs défrichements ? Ou pense-t-il toucher aux limites d'une fête dont l'envergure commence à dépasser les forces du noyau actif des Plateaux Limousins ? Il cherche à passer le flambeau à des bras plus solides, et l'initiative perdurera en effet quelques années sous la houlette du Bureau d'accueil de la Montagne limousine (une structure rassemblant des élus qui sera à l'origine de la relance du projet de parc naturel régional dans les années suivantes).
Mais Charles Rousseau pense aussi qu'un rendez-vous annuel reste insuffisant pour qu'un territoire s'interroge sur les enjeux de son avenir. Il voudrait créer un outil plus performant, qui intervienne de façon régulière et plus fréquente dans le débat public, un outil qui soit accessible au plus grand nombre, qui puisse demeurer facteur de vulgarisation, de débat et de prise de parole. Bref, inventer une "fête des Plateaux" qui s'étale sur toute l'année en touchant une population plus large et qui, sous d'autres formes, poursuive l'agitation citoyenne et territoriale qu'il animait depuis huit ans avec ses fêtes.
Il a entendu parler de ces toutes premières équipes qui en différents endroits de France ont commencé à utiliser les nouveaux outils de communication sur leurs territoires. Il a quelque lien avec Paul Houée (un autre curé agitateur) qui dans le pays de Mené, en Bretagne, développe des projets faisant appel à l'informatique ou à la télématique. Il a repéré quelques expériences pionnières du côté de la Franche-Comté (Télé Saugeais) ou des Alpes (avec l'association d'animation du Beaufortain) qui se sont saisies de la vidéo comme support de communication locale. Il y perçoit la conjonction d'une démarche politique, d'une appropriation citoyenne de moyens techniques et d'une approche résolument moderniste des évolutions du monde rural. Il sait que ce dernier n'est plus ce qu'il était il y a seulement vingt ans et qu'il ne sera plus, dans vingt ans, ce qu'il est encore aujourd'hui. Il veut poursuivre le pari, pris en 1974 avec la création des Plateaux Limousins, que ces évolutions peuvent être maîtrisées, choisies et décidées par les populations qu'elles concernent. C'est dans ce contexte que l'idée de réaliser sur le plateau un "journal vidéo" lui vient à l'esprit. Ainsi naîtra en 1986 Télé Millevaches.
Michel Lulek
Ce texte est extrait du livre "Télé Millevaches, la télévision qui se mêle de ceux qui la regardent" à paraître en septembre 2006 pour les vingt ans de Télé Millevaches aux éditions REPAS.
1 Anne Stamm L'échange et l'honneur, une société rurale en Haute-Corrèze, Société d'ethnologie du Limousin et de la Marche, Limoges 1983.
2 Pierre Maclouf et Xavier Lambours Figures du Limousin, page 96. Ed. Herscher/Lucien Souny, Limoges, 1986.