IPNS Robert Savy, vous avez présidé le Conseil Régional du Limousin pendant 18 ans (vous avez cessé d'occuper cette fonction l'année dernière). Vous avez également eu des responsabilités nationales, par exemple en tant que Président de la Commission permanente du CNADT ou au niveau européen au sein de l'Assemblée des Régions d'Europe (ARE). Ces expériences vous ont amené bien sûr à vous pencher sur la question des services publics, et plus largement sur la question du rôle des collectivités locales dans la vie et le développement d'une région comme le Limousin. Mais avant de rentrer dans le vif du sujet, pouvez-vous nous dire si vous avez gardé aujourd'hui des responsabilités en lien avec vos engagements antérieurs ?
Robert Savy : Responsabilités, ce n'est plus le mot. Par contre, bien sûr, j'ai toujours un fort intérêt pour toutes ces questions et il m'arrive même d'avoir quelques activités épisodiques. Mais de responsabilités institutionnelles et permanentes, je n'en ai plus, si bien que ma liberté de parole est encore plus complète que par le passé.
IPNS : De vos expériences passées, pouvez vous nous dire deux mots de celles que l'on connaît le moins : le CNADT et l'Assemblée des Régions d'Europe.
Puisqu'on parle de service public, je crois qu'il est bien en effet de parler de ces deux expériences. L'enjeu des services publics ne se joue pas seulement, ni même principalement, sur le terrain. Il se joue aussi à Paris pour ce qui relève des pouvoirs publics français et à Bruxelles pour ce qui relève de l'Union Européenne. Je me suis aperçu très vite que l'on ne pouvait pas s'occuper d'un territoire si on n'était pas présent, d'une manière ou d'une autre, dans les lieux où se prennent les décisions qu'on aura à faire vivre où à supporter sur le territoire dont on s'occupe. Et de ce point de vue Paris et Bruxelles sont deux endroits incontournables pour un responsable territorial.
A Paris, j'ai présidé la Commission permanente du CNADT, le Conseil national d'aménagement et de développement du territoire. C'est un organe consultatif qui donne des avis au gouvernement. Ce n'est pas un endroit où on décide mais c'est un endroit où on peut avoir de l'influence.
IPNS : Alors est ce que vous avez eu de l'influence ?
Au sein du CNADT, nous avons convenu que si le gouvernement nous demandait un avis c'était pour qu'on le lui donne et nous avons toujours essayé d'avoir une grande liberté de comportement vis à vis de ce qu'il attendait. A l'époque, c'était le gouvernement de Lionel Jospin. En nous prononçant sur le zonage des aides nationales ou européennes, nous avons souhaité que priorité soit donnée aux zones les plus faibles au nom de la cohésion territoriale. Nous avons aussi engagé des études pour mieux connaître les effets des politiques européennes - la concurrence par exemple - sur les territoires. Il est évident que la question des services publics n'était pas loin… J'ai été amené à démissionner du CNADT lorsque le gouvernement a décidé de supprimer le projet de liaison à grande vitesse entre Paris et Limoges sans en parler à personne. Il m'a semblé que continuer à avoir des fonctions consultatives auprès d'un gouvernement qui prenait une telle décision sans demander l'avis de personne, ça n'avait pas beaucoup de sens. J'ai donc démissionné à ce moment là.
IPNS : Et au sein de l'Assemblée des Régions européennes ?
A Bruxelles je me suis occupé pendant longtemps d'une organisation non gouvernementale : l'Assemblée des Régions d'Europe qui regroupait 130 à 140 Régions de l'Union Européenne et même au delà.
Dans cette assemblée, j'ai pris, avec un collègue britannique, l'initiative d'une enquête auprès de toutes ces régions pour savoir quels étaient les effets, sur leurs territoires, des politiques de l'Union Européenne. C'était un travail qui n'avait jamais été fait. On faisait des bilans globaux, mais jamais de façon différenciée selon les régions. C'est utile, par exemple, de savoir que le Portugal dans son ensemble va plutôt mieux, mais si on est dans l'Alentejo, une région pauvre du Sud du Portugal, ça va beaucoup moins bien que dans une ville plutôt dynamique comme Porto. Or notre enquête a montré le grand contraste entre les territoires qui bénéficient des politiques européennes et les territoires qui souffraient le plus en Europe. L'Assemblée des Régions d'Europe a alors voté un texte qui mettait en avant la cohésion territoriale comme facteur fort de la construction européenne. Et c'est à la suite de ce travail, qu'au Traité d'Amsterdam on a vu apparaître cette idée de cohésion territoriale qui se retrouve aujourd'hui dans le projet de Constitution.
Ce que je retiens de tout cela, c'est qu'un élu politique territorial, aujourd'hui, ne peut pas se contenter de gérer les affaires de sa circonscription. Il faut qu'il soit porteur de l'attente de son territoire en étant présent là où les choses se décident, c'est à dire à Paris, mais aussi à Bruxelles. Ce que je retiens encore, c'est qu'il ne faut pas être passif devant ces évolutions, parce qu'il y a toujours des marges de manœuvres. Parce qu'on aura su à temps appeler l'attention sur les dangers de telle ou telle politique, on aura pu au moins les infléchir à défaut de les changer.
Pas tout seul bien sûr ! J'aimerais que tout le monde se persuade qu'on n'est pas là, en tant qu'élu territorial, pour jouer seulement un rôle compassionnel ou pour regretter que les choses aillent si mal… Non, on est là pour essayer de faire en sorte qu'elles aillent un peu mieux ou un peu moins mal, et mon expérience à moi c'est que même si on n'est pas un grand ministre d'un grand gouvernement, même si on n'est pas le président d'une grande région, la réflexion et l'acharnement peuvent porter leurs fruits. Et cela me paraît plutôt réconfortant…
IPNS : L'actualité de la fin 2004 a mis la Creuse à la une, sur la question des services publics. Les démissions d'un certain nombre d'élus ont suscité beaucoup de réactions et une forte couverture médiatique. Comment avez vous analysé la fronde des élus creusois ?
Je crois qu'elle a été utile. Ils ont réussi ou ils ont eu la chance, que leur protestation soit médiatisée si bien qu'ils ont joué un rôle très positif. Que la défense des perceptions rurales soit le champ de lutte le plus stratégique je n'en suis pas sûr… En revanche la question des services publics a été posée.
Pourquoi ? Parce que le réseau des services publics est un élément de compétitivité des territoires. Aucune activité ne s'installera sur un territoire s'il n'y a pas de desserte convenable par les réseaux que constituent les services publics d'aujourd'hui.
C'est également un élément très fort de l'égalité des territoires. Si il y a des portions de territoire qui sont désertées par tout ce dont la vie sociale et économique a besoin, on les enfonce définitivement. Or la réaction creusoise à cet égard a été utile, parce qu'elle a contribué à attirer l'attention sur ce problème qui est dans tous les discours. Vous n'entendrez jamais un responsable politique dire qu'il est contre les services publics. Au contraire tout le monde dira qu'il faut les sauver ! Il reste à le faire…
IPNS : Y-a-t-il une définition qui fasse consensus de ce qu'on appelle les "services publics" ? Et si non, quelle est la vôtre ?
Je n'ai pas de définition particulière et d'ailleurs il faut le moins de définitions particulières possibles. Je crois qu'on peut s'en tenir à la définition de l'Union Européenne parce que l'Europe est devenue aujourd'hui le cadre naturel des politiques. Pour l'UE, ce sont les services d'intérêt général, c'est à dire les services dont on ne peut pas se passer à un endroit donné. Pour l'Europe il y a deux catégories de services publics. Ceux qui sont marchands, c'est à dire que l'initiative privée et le marché peuvent produire (que ce soit de manière convenable ou non, c'est un autre débat) et les services non marchands. Ces derniers échappent aux règles européennes sur la concurrence et sont organisés par les autorités de chaque Etat. C'est la défense ou la justice par exemple. Ce qui est en question dans le débat actuel ce sont les services qui peuvent être marchands (pour une part au moins) et qu'on appelle les services d'intérêt économique général. La question de fond posée par l'UE est : dans un grand marché faut-il que ces services soient ouverts à la concurrence ? Pour y répondre, il faut différencier les territoires. Il y a des endroits, des lieux, des territoires où le marché peut faire cela très bien : là où il y a beaucoup d'habitants et où la fourniture du service est rentable. Seulement, il y a aussi tous les lieux, avec leurs habitants, où ça ne marche pas. Et là, ce qu'il faut, c'est trouver les moyens d'apporter quand même ces services. Même si c'est au prix de subventions publiques ou au prix d'atteintes à la concurrence. Tout le débat politique est là : où met-on le curseur ?
IPNS : Derrière le débat sur les services publics on sent bien qu'on touche à des enjeux fondamentaux. Quels sont ceux-ci pour le Limousin ?
Au niveau régional, chacun sait que nous avons l'inconvénient d'être une petite région où la densité de population est faible et où, dans bien des domaines, la fourniture des services d'intérêt général coûtera plus cher qu'elle ne rapportera. Ca veut dire que si on s'en remet aux mécanismes du marché …on n'aura rien. On a failli le voir avec l'Internet à haut débit. Si on avait laissé les mécanismes du marché agir, on passait à côté avec toutes les conséquences défavorables qu'on peut imaginer.
Du côté des services non marchands prenons l'exemple de l'éducation nationale. Il est évident que les réseaux d'écoles et de lycées deviennent d'un coût insupportable si les effectifs scolaires sont très faibles… D'un autre côté, il faut bien que tous les enfants, où qu'ils soient, accèdent à l'instruction. Est-ce que cela veut dire qu'il faut pour autant maintenir toutes les écoles telles qu'elles étaient, il y a trente ans ? Sûrement pas ! Parce que ce se serait d'une part trop coûteux et d'autre part mauvais sur le plan pédagogique. Il y a dans notre région des collèges de moins de 100 enfants. Est-ce que c'est une bonne chose que de maintenir des collèges de moins de 100 élèves ? Moi, je n'en suis pas sûr du tout, et ce qui m'intéresse ce n'est pas qu'il y ait un collège ou un lycée par chef lieu de canton - ça c'est tout juste bon pour le prestige ! Si c'est une mauvaise action pour les jeunes, il ne faut pas le faire. Ce qui m'intéresse c'est comment on fait pour apporter l'éducation à tout le monde d'une manière abordable.
Peut-être faut-il imaginer des regroupements, peut-être faut-il utiliser d'avantage les nouvelles technologies par exemple pour l'enseignement à distance des langues vivantes afin d'offrir plus d'options aux élèves. Il y a donc nécessité de réinventer un mode de fonctionnement du service. Mais il ne s'agit pas de faire disparaître le service : il faut que tout jeune puisse aller à l’école, au collège et au lycée... On pourrait dire la même chose pour la poste. Il faut que, dans toutes les communes de France, les gens qui ont envie d'utiliser la poste aient à proximité les moyens de le faire. Alors, "maison de services publics", activités complémentaires dans un café ou dans un commerce, moi je n'ai aucune réserve de principe. Ce que je veux c'est que chacun puisse accéder aux services de la poste à un prix abordable.
La question du prix abordable est capitale. Regardez ce qui a été fait en matière de transport aérien. On a ouvert le transport aérien à la concurrence. Du coup si vous voulez aller de Limoges à Paris ou de Rodez à Paris, le tarif sera plus élevé que sur des lignes plus fréquentées. L'accès au service n'est donc pas garanti dans des conditions égales pour tous. Donc il faut inventer de nouvelles modalités. Je crois que le travail des politiques est de rechercher la meilleure manière d'apporter le service, la meilleure manière de remplir le besoin au coût le moins élevé possible. Et pas forcément la meilleure manière de conserver le service comme il est.
IPNS : Une posture qui ne soit ni défense crispée de modalités de services publics peut-être dépassées, ni dérégulation totale et confiance aveugle dans la fameuse main invisible du marché, est-elle possible ? Qui peut en être le promoteur ?
Je crois qu'il y a beaucoup de possibilités dès lors qu'il y a la volonté d'aboutir. Même l'Union Européenne met de l'eau dans son vin lorsqu'elle dit qu'il ne faut pas tout ouvrir à la concurrence.
Alors, qu'est ce qu'on peut faire ? Cela dépend des sujets. Prenons l'exemple de la desserte du territoire par l'Internet haut débit. Le problème qui nous a été posé était simple : on voyait bien que les opérateurs iraient spontanément à Limoges, peut-être à Brive, peut-être encore à Tulle… et qu'ailleurs il ne se passerait rien ! Telle imprimerie importante installée à St Yrieix commençait à se dire que si l'Internet haut débit n'arrivait pas chez elle, elle devrait déménager…
Constatant qu'en dehors de Brive et Limoges, l'installation de l'Internet n'était pas rentable, on a décidé de mutualiser l'ensemble de la demande de la région, avec les départements, les villes principales, les hôpitaux, les universités. On s'est mis ensemble et on a dit aux opérateurs : si vous voulez notre clientèle c'est tout le monde ou personne. Un syndicat s'est monté, tout le monde a joué le jeu, ce qui va permettre la desserte d'un endroit perdu d'une zone rurale (je n'en citerais pas !) au même prix qu'à Brive ou à Limoges. Le travail des élus, c'est d'anticiper les problèmes : la Région a mené les premières études sur ce sujet de l'Internet haut débit il y a sept ou huit ans. Il faut donc inventer nous-mêmes des solutions et les vendre ensuite aux opérateurs. Ce n'est pas facile, mais c'est cela qu'on doit attendre, voire exiger, des élus.
IPNS : La politique actuelle du gouvernement va dans le sens d'un désengagement qui n'est guère favorable aux régions comme la nôtre…
Il est vrai que le sens de la politique menée par l'Etat pèse énormément. Et quand l'Etat décide de réduire les dépenses publiques ça veut dire que plein de choses comme celles dont on vient de parler sont compromises. Les collectivités locales ne pourront pas se substituer à l'Etat dans tous les domaines. Leurs ressources ne le permettent pas.
C'est ainsi que le désengagement de l'Etat, en particulier sur la question des services publics, peut-être créateur de très profondes inégalités. Certaines régions pourront faire à la place de l'Etat ce qu'il ne fait plus, mais la plupart des régions françaises ne le pourront pas. Il faut savoir que la pression fiscale en Limousin représente le triple de ce qu'elle est en Ile de France et le double de ce qu'elle est en Rhône Alpes. Les Limousins doivent payer trois fois plus qu'ailleurs les services qui leur sont offerts ! Je me suis quand même fait réélire deux fois malgré cela, ce qui montre que cet effort peut être accepté. Il peut-être accepté quand c'est deux ou trois fois plus qu'ailleurs, mais il y a tout de même des limites. Si le mouvement se poursuit, on ne pourra pas demander aux Limousins de payer 25 fois plus !
Je suis très préoccupé par cette dérive idéologique et politique qui consiste à dire que réduire les dépenses publiques, c'est un bien en soi. Bien sûr que si une poste ou une perception ne fonctionne que pour une personne par jour, il faut la fermer. C'est un gaspillage public, il faut le supprimer. Mais les services publics c'est de la cohésion sociale, de la solidarité et du vivre ensemble. Et si on réduit la dépense publique alors on voit réapparaître des tensions et des inégalités qui remettent en cause l'unité nationale.
IPNS : Vous avez été à l'origine de l'idée de péréquation financière entre les régions. Pouvez-vous nous dire ce qu'en était la philosophie et comment cela s'est, ou non, concrétisé ?
Je me suis très vite aperçu que l'idée de décentralisation était dangereuse pour l'égalité entre les territoires. Quand l'Espagne décide que l'enseignement sera confié aux communautés autonomes, ça veut dire que la Catalogne qui a les moyens de le faire, peut se payer une Université, mais qu'en Estrémadure ou en Galice c'est plus difficile. En Allemagne les choses sont un peu plus compliquées. C'est l'Allemagne qui, la première, a découvert cette problématique. L'Allemagne est un état fédéral avec des Länder riches et des Länder pauvres. Le fédéralisme ne pouvait pas aller sans un système de péréquation des ressources de ses différentes composantes. Si bien qu'en Allemagne on a un système très précis, prévu par la Constitution, qui définit dans ses moindres détails comment les ressources doivent être réparties entre les Länder, de telle sorte que le Land qui a le plus ne dépasse pas 100,5 et celui qui a le moins 99,5 par rapport à une moyenne de 100. Autrement dit, il y a en Allemagne un très grand mécanisme d'égalisation des ressources entre les territoires, qui passe à la fois par des modalités de répartition des impôts nationaux mais aussi par des versements d'un Land à un autre.
Vous voyez donc que l'idée de péréquation entre les territoires est une idée que je n'ai pas inventée. En France c'est une idée qui est venue tard. Mais dès lors qu'on s'engage dans la voie de la décentralisation, cette question se pose. Est-ce que les lycées devront être trois fois plus beaux en Ile de France qu'en Limousin, avec du matériel scientifique trois fois plus moderne ? Ça n'est évidemment pas admissible au nom de l'unité nationale et au nom de l'égalité entre les citoyens. D'où l'idée de péréquation : inventer des systèmes qui font que, même des territoires pauvres, reçoivent les moyens de faire à peu prés l'équivalent de ce que font les autres. J'ai posé cette question en 1991 quand on a voté une grande loi sur l'administration territoriale de la République. J'ai proposé un système de compensation entre les régions, mais je dois dire que cette idée a été très mal accueillie ! En particulier par toute la droite qui a voté contre l'initiative que j'avais prise. Mais là encore, il faut du temps pour que les idées évoluent. Au fur et à mesure qu'on a décentralisé, on s'est aperçu de cette conséquence de la décentralisation. Quand les départements doivent s'occuper des personnes âgées et que plus les départements sont pauvres et plus ils ont de personnes âgées, on s'aperçoit que les deux phénomènes (l'âge de la population et les faibles ressources) se conjuguent pour aggraver les choses. Si bien que l'idée de péréquation est une idée désormais complètement admise. Le problème c'est qu'il ne reste plus qu'à la faire !
On a voté une réforme de la Constitution dans laquelle on a introduit l'idée de péréquation. J'en ai ressenti une immense fierté. Vous vous rendez compte, un petit parlementaire provincial fait voter un jour un amendement sur ce point qui, quelques années plus tard se retrouve dans la Constitution !
Seulement quand on regarde la manière dont la constitution s'exprime sur ce point, elle le fait en termes tellement vagues, qu'il en reste seulement une intention. C'est un des drames de la politique aujourd'hui. Il ne reste donc plus qu'à passer aux actes. Mais je ne vois pas quelles régions parmi les plus riches de ce pays sont prêtes à faire un effort pour les plus pauvres.
Malheureusement, aujourd'hui, il faut des grandes catastrophes pour que la solidarité se manifeste… Mais, là encore, cette idée de péréquation illustre le fait qu'on a toujours la possibilité de peser sur les choses même si on n'y arrive pas toujours, ou si on n'y arrive pas du premier coup !
IPNS : Concrètement y-a-t-il quelque chose qui a été mis en place et, le cas échéant, qu'est-ce que ça représente pour le Limousin ?
Il y a la péréquation que j'ai fait voter en 1991 mais qui est très faible. Si on appliquait le système allemand ce serait beaucoup plus ! Mais si c'est si faible, c'est révélateur de la manière dont les habitudes se défendent. Quand j'ai fait ma proposition le gouvernement était dirigé par mes amis politiques. On m'a dit : "oui c'est une bien bonne idée, on va la soutenir"… Seulement, là où il aurait fallu 4,5 milliards d'euros on en a mis 0,5 ! On a retenu l'idée mais on l'a vidée de sa substance parce que les régions qui allaient bénéficier de ce système étaient plutôt pour, mais celles qui n'en bénéficieraient pas et devraient payer étaient très puissantes… C'est un débat éternel !
IPNS : Face au désengagement de l'Etat, à la critique du "trop d'Etat", "trop de public" et face au discours dominant sur la libéralisation des services publics, on a l'impression d'un grand fatalisme - ranimé du reste par le débat sur la Constitution européenne qui signerait dit-on définitivement la victoire du libéralisme.
Moi, j'espère vous avoir convaincu que le fatalisme ne sert pas à grand chose et qu'il y a des marges de manœuvres ! Ces marges, il faut les jouer à tous les niveaux. Je crois qu'un des lieux essentiels pour mener le débat c'est l'Europe. Le projet de Constitution Européenne me paraît porter un certain nombre d'avancées dans le domaine des services publics. Il y est dit que les services d'intérêt général font partie des valeurs de l'Europe. Je trouve qu'il est important que ce soit consacré dans un traité constitutionnel.
Il faut agir aussi sur le plan national. Ce qui me frappe c'est que le gouvernement conservateur actuel prend des mesures très négatives en se cachant derrière l'Europe, en faisant comme si des contraintes européennes lui dictaient sa politique, alors que bien souvent la contrainte européenne n'existe pas !
IPNS : On parle beaucoup depuis quelques temps de démocratie participative. Y-êtes-vous sensible, attaché ?
J'hésite à le dire parce que je ne suis pas sûr que ma pratique ait toujours donné le meilleur exemple… Je crois que pour faire des choses intelligentes il faut du temps, et il est sûr qu'on ne fait rien de bien tout seul et dans l'urgence.
Pour moi la démocratie participative ne veut pas dire que l'autorité qui décide doive partager son pouvoir de décision avec les autres. Je crois que le pouvoir de décision revient aux élus parce qu'il va avec la responsabilité. La démocratie participative c'est capital dans la phase de préparation de la décision mais il faut que l'autorité fasse le choix.
Pour des questions aussi complexes que les services publics, il faudrait pouvoir se donner un horizon, se dire que dans cinq ans ou dans dix ans, on aura réorganisé tel dispositif pour qu'il soit accessible par tout le monde dans des conditions de qualité convenable. Qu'on se donne le temps d'inventer des solutions. Le drame, c'est que le temps des réformes est un temps long et que le temps des politiques est un temps court… Il ne faut pas que la réforme qui fait mal arrive trop près d'une élection n'est-ce pas ? Et puis on a envie d'avoir des résultats très vite… Je suis persuadé que c'est un défaut de notre système.
Une réforme ça demande du temps et qu'on en discute avec les gens. Mais ce serait là un changement de mode de gouvernance !
IPNS : Vous avez fait trois mandats de président du Conseil régional, soit 18 ans à la tête de la région. C'est la raison pour laquelle vous n'avez pas sollicité un quatrième mandat ?
De temps en temps l'idée de votre état civil vous traverse l'esprit et on se dit alors qu'il y a un âge pour tout… Je crois aussi que trois mandats, c'est…
C'est peut-être trop ! Il me semble que ce qu'on n'a pas fait au bout de douze ans on aura beaucoup de mal à le faire. Je ne regrette pas d'avoir fait trois mandats, notamment parce qu'au cours du troisième il y a eu cette question capitale de l'Internet et que je suis plutôt content qu'on ait trouvé une solution relativement originale et qui devrait marcher.
Mais, franchement, au bout de douze ans il serait raisonnable de s'en aller pour que quelqu'un d'autre vienne, qui n'ait pas la même vision, qui ait ses propres priorités, ses propres intérêts. Parce qu'une institution ça a besoin, de temps en temps, d'être renouvelée.
Il y a un autre phénomène dans lequel il faudrait remettre de l'ordre. Je crois que le cumul des mandats est une catastrophe pour la vie politique française - c'est du reste une singularité française. Le cumul des mandats me paraît avoir au moins deux inconvénients.
Le premier, c'est que, sauf à être un surhomme, je ne vois pas comment un individu normalement constitué peut se consacrer pleinement à deux mandats différents. Je le sais : je l'ai fait ! J'ai été député et président de région pendant cinq ans. Je crois que j'ai travaillé au moins autant que d'autres comme député et essayé de travailler comme président de région. Ce n'est pas raisonnable, et c'est pourquoi, après avoir fait ça pendant cinq ans, j'ai renoncé.
Le deuxième inconvénient c'est que l'électeur ne s'y retrouve pas. Il a besoin d'identifier le responsable d'une politique. Le député, on le renvoie quand la politique nationale qu'il a soutenue n'est pas satisfaisante. Un président de région on le renvoie si ce qu'il a fait dans sa région ne convient pas. Or, lorsque je regarde mes scores électoraux au fil des années, je constate que les Français ne votent pas du tout en répondant à la question qui leur est posée… Quand la gauche va mal sur le plan national, j'ai toutes les peines du monde à être réélu, et quand elle va bien sur le plan national, alors je passe très facilement !
Et cela, parce qu'on n'arrive pas à séparer les enjeux. Mon rêve, ce serait qu'en France on ne vote pas dans toutes les régions le même jour. Un jour on voterait en Alsace et deux mois plus tard on voterait en Provence Alpes Côte d'Azur. Ce serait une manière de centrer le débat sur les questions de l'Alsace ou de la Provence Alpes Côte d'Azur… Mais là je n'ai aucune inquiétude : je ne crois pas que cette suggestion soit reprise très prochainement !
Propos recueillis par Samuel Deleron et Michel Lulek.