Ce n'est pas la première fois que le cœur de notre province est le refuge d1une résistance et l'espoir d'un renouveau.
Le Limousin est mort ; c'est !'écrivain Richard Millet qui l'affirme. Il date même son décès : dans les années soixante. Reste une entité administrative. Mais son territoire n'a pas d'avenir parce qu'il n'a plus d'âme : déserté par l'imaginaire, il est incapable de produire une vraie culture. Le Limousin est une fiction; il n'existe plus.
Pour ceux qui, comme moi, vivent dans la Montagne limousine, la proclamation de Millet est rude. Nous donnons-nous à une illusion ? Défendons-nous une chimère ? J'ai lu et relu ses arguments. Ils sont vrais. Mais, en même temps, ils sont faux. Le Limousin a deux faces. Millet n'en décrit qu'une. Il ignore l'autre. Sa démonstration s'arrête à mi-chemin. Il croit mort ce qui est invisible de Paris.
Il est vrai que le verbe "limoger" résume un aspect de notre province. Il est synonyme de renvoi dans un lieu éloigné qui accepte les pires incapacités, parce que rien ne s'y passe jamais. Il vient, comme chacun le sait, de la première guerre mondiale. Le haut commandement mutait à Limoges les généraux qui avaient montré leur nullité sur le champ de bataille. Notre province leur a assuré une paisible fin de carrière. C'est une face du Limousin qui nous expose à la risée universelle. Jusqu'en Amérique, on connait cette expression. Il est dommage qu'elle cache une autre face, celle du sacrifice consenti par la jeunesse limousine à cette même guerre. Le plateau de Millevaches détient le record - horrible ou glorieux, comme on voudra - du rapport le plus élevé d'Europe entre le nombre de tués au combat et le chiffre de la population. Il a failli périr de son hémorragie. L'humble monument aux morts de Gentioux garde le souvenir de cette malédiction. En échange des officiers pleutres qu'elle accueillait sous la moquerie générale, notre terre a sans rien dire envoyé presque tous ses fils mourir en soldats de la liberté universelle.
Richard Millet cite l'escholier pédant de Rabelais, le Pourceaugnac de Molière, comme autres symboles du Limousin. Ils composent eux aussi la face ridicule de notre province, bien connue de tous les Français. Mais au premier, il faut opposer les grands papes que l'Eglise humiliée et exilée en Avignon est venue chercher chez nous. Au second, l'étonnant Turgot, qui a choisi notre terre pour expérimenter les idées les plus fécondes de son siècle. C'est notre autre face. On en parle peu. Elle n'est pas moins réelle que la première. Le Limousin ne se laisse pas enfermer dans une catégorie. Il est signe de contradiction.
Peu importe. Selon Millet, tous ces symboles appartiennent à un passé révolu. Il fixe son regard sur les années soixante. Il y voit l'exode définitif de notre paysannerie et en déduit que l'âme limousine a disparu avec elle. Mais, au même moment, l'art de la tapisserie brillait chez nous d'un éclat qu'on sait maintenant Immortel. Les plus grands peintres et les plus grands architectes se précipitaient à Aubusson et à Felletin - dans la "sinistre Creuse" 1 - comme vers un lieu unique de culture. Le Limousin ne mourait pas. Il passait une épreuve de contradiction aiguë.
Et aujourd'hui? Millet raille ces "lieux inaccessibles" qui s'étourdissent d'une activité culturelle artificiellement gardée en vie grâce aux deniers de l'Etat. Il moque ces élus qui savent si bien cacher leur invincible inertie sous un concert assourdissant de plaintes. C'est encore et toujours la face ridicule du Limousin. Elle s'impose aux regards. Un peu d'attention en fait découvrir une autre. Chez nous aussi, on volt avec inquiétude Paris, ce Paris auquel nous avons toujours confié notre part d'universel, en voie de provincialisation. Un empire, dominé par l'Amérique, le soumet à sa tyrannie financière et culturelle. Le recul de nos terres, leur pauvreté font qu'il tient le plateau de Millevaches pour négligeable et le laisse à sa solitude. Nous ne nous en offusquons pas. Nous utilisons la liberté qu'il nous laisse pour essayer d'autres manières de travailler, de vivre et d'imaginer. Elles seraient impensables à Paris. Peut-être échouerons-nous. Mais peut-être la force symbolique de notre recherche dépassera-t- elle les limites de notre modeste forteresse. Ce n'est pas la première fais que le cœur de notre province est le refuge d'une résistance et l'espoir d'un renouveau.
Michel Pinton est maire de Felletin
- Imaginaire et développement
Le mot imaginaire est utilisé ici dans le sens que lui donne la sociologie, c'est à dire non pas au sens d'une divagation de l'esprit opposé au terme de réel, mais comme un ensemble de représentations que les sociétés et les groupes sociaux qui les composent ont sur le monde qui les entoure. Les travaux sociologiques et anthropologiques ont montré que les hommes en société se fabriquaient forcément un imaginaire qui contribue à une certaine vision du monde laquelle aide à élaborer des guides pour l'action. Toute notre relation au monde passe par là : l'imaginaire a donc un extraordinaire pouvoir.
C'est un élément de la culture au sens sociologique, c'est à dire non pas la "culture cultivée", mais l'ensemble des connaissances, des croyances, des arts, des valeurs, des coutumes, des lois, des habitudes. Or cette culture évolue et se construit en permanence depuis la nuit des temps sous l'influence notamment des relations sociales. La modification de la culture d'un groupe "résulte de l'assimilation de traits de groupes différents à la suite de contacts directs et prolongés" (Henri Mendras). Il n'y a pas de culture "pure" et de cultures "métisses". Toutes les cultures sont "mixtes". Par exemple les descendants d'esclaves noirs ont dû composer avec les cul tures des pays où ils ont été transportés donnant ainsi les cultes et musiques lucumé à Cuba, macumba au Brésil. Les musiques Yiddish des émigrés juifs d'Europe centrale vers les Etats Unis ont donné la musique Kiesmer en intégrant des sonorités de jazz.
L'imaginaire produit aussi une vis ion des lieux. Par exemple le Lubéron, la Côte d'Azur, le Connemara, lieux autrefois perçus comme peu fréquentables sont devenus attirants (Cézanne et Giono ne sont pas pour rien dans cette transformation de l'imaginaire provençal ce qui montre le rôle des grands artistes dans cette évolution).
Le grand brassage actuel des métiers, la mobilité des populations et notamment l'arrivée de nouvelles populations sur la Montagne limousine, contribuent à l'évolution des relations sociales et donc au changement de l'imaginaire collectif. C'est de cet imaginaire perpétuellement en évolution que naît forcément un nouveau regard sur la vie et l'avenir ici. Il peut - sans qu'il y ait aucune certitude - devenir extrêmement plus positif que par le passé. Un imaginaire du déclin obligatoire contribue largement à ce déclin, comme un imaginaire positif (l'interconnaissance, la nature accueillante, une forme de sociabilité, la possibilité de vivre autrement, la simplicité ... ) peut se déployer dans toutes les activités pour générer à travers ce prisme un "réel" bien vivant. Condition nécessaire même si elle n'est pas suffisante.
Alain Fauriaux