Face aux murs et aux frontières, notre navigation collective. Face au grand capital, un champ en commun. Face à la destruction de la planète, une montagne naviguant au petit matin. Nous sommes zapatistes, porteur.E.s du virus de la résistance et de la rébellion. ».
C’est ainsi qu’en octobre 2020, l’EZLN annonçait un voyage à la rencontre des peuples du monde. Les complications et intimidations des bureaucraties mexicaines comme européennes n’auront pas eu raison de la volonté zapatiste : une délégation de l’EZLN a parcouru l’Europe d’en bas à gauche pendant 3 mois. La Montagne limousine était sur son chemin.
Un choc tout d’abord à la rencontre d’une organisation aussi forte et structurée que l’EZLN. EZLN pour Ejercito Nacional de Liberación Nacional, Armée Zapatiste de Libération Nationale.
C’est bel et bien le détachement d’une organisation politico-militaire qui a traversé la Montagne limousine. Avec ses uniformes (T-shirts sérigraphiés de l’organisation), ses écussons, sa hiérarchie, sa discipline, son récit historique officiel, le vocabulaire employé depuis l’automne 2020 (« invasion », « escadron », etc). Une armée oui, mais une armée révolutionnaire, au sein de laquelle toutes et tous sont compañeras et compañeros, toutes et tous sont animés par une même volonté et un même idéal, celui d’une transformation radicale du monde qui requiert un combat en tous lieux et en tous temps.
Une structuration impressionnante et fascinante. Effrayante pour certains qui, au nom d’une certaine liberté, se méfient de toute formalisation ou structuration des groupes politiques, rejettent l’institution toujours forcément « centralisatrice », et choisissent de se retrouver sur la base d’affinités et de singularités.
Des positions et des critiques à mettre en rapport avec nos réalités (et peut-être avec nos perspectives ?) : l’EZLN assume l’organisation et la sécurité matérielles d’un territoire grand comme la Belgique avec des exigences démocratiques fortes et doit se défendre contre les attaques meurtrières incessantes de l’État mexicain et des compagnies capitalistes, des tâches difficilement tenables en groupes affinitaires…
Nos réalités en effet sont très éloignées : au Chiapas, l’État mexicain n’inspire aucune confiance puisqu’on n’en connaît que bureaucratie, corruption et arbitraire, la notion même de « services publics » y est tout à fait absente et les communautés zapatistes ne perçoivent pas le moindre peso de l’État, elles pourvoient par elles mêmes aux nécessités de soin, d’éducation et de justice et sont également largement autonomes en nourriture. En France, c’est l’État Providence qui règne et prétend subvenir à tous les besoins des citoyens : assurance santé, chômage, retraite, éducation… Une Sécurité sociale héritée des luttes ouvrières au sein desquelles se sont affrontés pendant un siècle deux grands courants : les réformistes estimant que les gains de droits (syndicaux, salariaux…) renforçaient le mouvement ouvrier, et les révolutionnaires qui pensaient que ces droits permettaient aux capitalistes de s’adapter et affaiblissaient la puissance insurrectionnelle des masses populaires. Les échanges avec les compas ont amèrement souligné le bilan politique des victoires réformistes : là où les protections sociales de l’État sont fortes, l’auto-organisation populaire s’avère bien difficile… À l’heure où ces protections tendent à disparaître, à nous de transformer cette perte en opportunité : quand l’État social s’en va, ne lui demandons pas systématiquement de rester, profitons en plutôt pour tenter l’autonomie !
Car, « Si podemos ». « Oui, nous pouvons ». C’est l’un des mots d’ordre des zapatistes, ils l’affirment et le démontrent, faisons leur confiance ! Oui, nous pouvons décider par nous mêmes de nos besoins et y subvenir, nous former, nous soigner, pratiquer les arts et les sciences, défendre la « Tierra Madre », travailler collectivement cette terre nourricière puisque l’autonomie alimentaire est primordiale à toute construction d’autonomie politique territoriale. Oui, nous pouvons nous rebeller, nous organiser, écouter, discuter, et choisir des formes politiques qui nous semblent justes.
« Si podemos », ce fut aussi la parole portée par les compañeras, en tant que zapatistes et en tant que femmes. Lors d’une journée en non-mixité, une cinquantaine de femmes de la région ont pu échanger avec elles, et surtout écouter leur récit, le récit de la lutte zapatiste depuis ses origines spécifiquement du point de vue des femmes. Au delà de nos différences culturelles et historiques nous avons réalisé que nous rencontrons des difficultés similaires : difficultés pour les hommes de laisser les femmes participer aux responsabilités politiques, difficultés pour les femmes de prendre confiance en elles, d’assumer ces tâches et de s’engager hors des domaines qui leur sont traditionnellement dévolus (santé, éducation). « Si podemos » : nous, femmes, pouvons participer à la lutte politique, personne ne le fera à notre place. Afin de favoriser une évolution vertueuse, les zapatistes ont choisi d’instaurer la parité à tous les niveaux de l’organisation (local, municipal, zonal) et dans tous les domaines d’activités. Les réalités qui semblaient naturelles et immuables ont déjà commencé à changer.
D’autres moments des rencontres ont mis en lumière nos différences, comme celui qui a réuni les compas et des membres du groupe psy-psy qui accompagne et soutient des personnes en souffrance psychique. Les situations de détresse - perte du sens de l’existence, sentiment de solitude et d’isolement, incapacité douloureuse à répondre aux injonctions d’épanouissement et de bien-être - , sont ici bien souvent vécues individuellement et leurs causes recherchées dans les histoires personnelles et familiales. En découvrant ces situations, c’est l’incompréhension qui dominait chez les compas : si la souffrance existe aussi là-bas (et de manière bien plus ardente avec les enlèvements et assassinats), elle n’est pas tant psychologisée et les traumatismes sont portés par l’ensemble de la communauté, du mouvement, ils sont une part du commun. La souffrance n’est ni tue ni honteuse : conséquence de l’injustice, elle est considérée comme le fondement de la révolte et de l’insurrection. Si la lutte révolutionnaire n’efface pas les souffrances personnelles, il semble qu’elle sache les transcender et les sublimer…
En commençant le récit de l’histoire zapatiste, avec son premier chapitre intitulé « le temps des fincas », (ces grands domaines agricoles de type colonial), l’une des compañeras s’est avancée pour annoncer qu’elle allait parler de leurs aïeules, et raconter « comment elles ont vécu, c’est-à-dire comment elles ont souffert ». C’est peut-être en cela, la souffrance, que réside l’universalité de la condition humaine dans le monde capitaliste. Peut-être gagnerions nous à la reconnaître comme une base commune, un terreau nourricier pour la résistance et la rébellion.