Au départ, il y a le désir de Marc de continuer à tirer les fils d’une histoire qui a commencé avec l’équipe de Peuple et Culture il y a plus de vingt ans. Ensuite, il y a le hasard qui n’en est pas un de retrouver plusieurs photographes amies installés par ici. En arrière plan, il y a une histoire de la photographie ensevelie sous l’image spectacle qui prend toute la place, qui circule vite, qui se regarde plus qu’elle ne regarde l’autre. Derrière encore, dans un paysage qui semble bien effacé, il y a une histoire de la photographie qui s’est construite, dès la fin du dix-neuvième, avec l’idée qu’elle pourrait accompagner les grandes transformations sociales à venir [1].
Et très vite, au même moment, il y a les grands retournements : une photographie qui se met au service de l’identification des récidivistes à la Préfecture de Police de Paris [2], de l’enfermement des aliénées à l’Hôpital de la Salpêtrière [3], des théories raciales avec Galton [4].
La photographie participe alors à rendre crédibles des théories scientifiques qui ne vont pas tarder à perdre toute leur crédibilité. Mais ailleurs, dans d’autres espaces scientifiques, la géographie ou l’anthropologie naissante, se poursuivent d’autres histoires : Gusinde documente les cultures menacées d’extinction des Selk’nam du sud du Chili [5], Thomson la culture chinoise dans sa splendeur et sa complexité [6], Spencer et Gillen les aborigènes d’Australie [7]. Et toujours, cette même ambivalence : la peur de voir les entreprises de connaissance sur des cultures menacées, être retournées pour participer à leur destruction. La photographie est puissante autant qu’elle est dangereuse [8]. C’est la grand problème de l’anthropologie, c’est aussi celui de la photographie.
Dès la fin de la première guerre mondiale, la photographie ouvrière est inventée par la propagande communiste et se propage à travers l’Europe [9]. Des groupes locaux se créent dans les usines pour que les ouvriers se servent eux-mêmes des appareils photographiques, devenus plus légers et maniables, pour décrire leurs conditions de vie, leurs aspirations au changement. Ce sont les heures de gloire des revues, l’Arbeiter Illustrierte Zeitung en Allemagne, Proletarskoe foto en URSS, le Worker’s International Pictorial en Grande-Bretagne. La photographie devient une « arme dans la lutte des classes » [10], dans le sillage de ce que Lewis Hine avait déjà pressenti au tournant du siècle [11]. Cette histoire en train de s’écrire, dans laquelle la photographie ambitionne de prendre toute sa part aux transformations du monde, se poursuit de l’autre côté de l’Atlantique, avec ce qui donnera lieu à l’une des entreprises fondatrices de la photographie documentaire : la grande commande publique de la Farm Security Administration, qui fait se rencontrer photographes et chercheurs en sciences sociales pour documenter la crise que traversent les Etats-Unis depuis les années 1930 [12]. Les photographies serviront à accompagner et à légitimer le New Deal de Roosevelt.
À la sortie de la seconde guerre mondiale, c’est dans le sillage des expériences de résistance qui se sont forgées dans les maquis entre ouvriers syndicalistes, ingénieurs, officiers, étudiants, artistes, que s’écrit le Manifeste de Peuple et Culture de 1945 : « Nous ne voulons pas d’un art réservé à quelques élus »… Les luttes politiques des années 1960 et 1970 tireront parti de ce programme pour inventer des formes nouvelles d’engagement artistique.
L’histoire d’une photographie qui allie art et combat politique est donc déjà ancienne lorsque Marc Pataut, dans les années 1990, se lance avec le collectif Ne Pas Plier aux côtés de chômeurs de l’Apeis dans les luttes qui s’insurgent contre la précarité découlant de la mondialisation [13]. Ici encore, la photographie est pensée comme un outil pour faire avec, pour rassembler, pour s’écouter, pour transformer.
Tel est l’arrière plan des premières rencontres qui ont lieu ici, dans le courant de l’année 2021, sur fond de questionnements sur la place que pourrait occuper une pratique photographique sur le territoire dans lequel nous vivons.
Parce qu’entre temps, depuis le début des années 2000, le métier de photographe s’est effondré [14] : les studios photographiques, qui avaient dans la seconde moitié du vingtième siècle trouvé place dans toute petite commune, ont massivement fermé. Et la mémoire lointaine des photographes itinérants qui, à la manière d’Antoine Coudert [15], arpentaient à la fin du dix-neuvième siècle la Montagne Limousine, s’est effacée depuis longtemps.
Trois manières de faire de la photographie se sont croisées ici, au cours d’échanges de pratiques qui ont débuté à Peyrelevade et qui se sont poursuivis entre La Villedieu, Lacelle, Faux-la-Montagne, Gentioux, Tarnac. Trois manières d’être animé par la pratique photographique : d’abord, le goût pour l’invention de formes nouvelles. Le hasard des lignes qui se superposent, les visages des enfants de l’école élémentaire de Peyrelevade qui s’impriment et se mêlent sur la pellicule, aux côtés de ceux des résidents du CADA et de l’Ehpad.
Invention de formes, mais invention de moments précieux, également : photographier, c’est aussi cela. C’est aussi renverser l’idée que la forme finale serait l’objectif premier, c’est dire que le moment de rencontre d’une femme qui vous fait le don de sa présence, alors que la vie touche à sa fin, vaut en tant que tel, certainement plus que l’œuvre elle-même. C’est être pudique, mettre à distance le spectacle, faire de l’instant vécu quelque chose qui se suffit à lui-même. Et s’insurger contre ce que les œuvres sont devenues, produits marchands circulant dans des espaces marchands. Pratiquer la photographie, c’est enfin être animé par la soif d’écouter et de comprendre. Faire de la photographie un outil pour documenter ce qui se tisse ici, un outil de réflexion, de discussion, de transmission.
De ces rencontres, de ces échanges de pratiques, restent des questions qui vont continuer à nous animer. Alors que l’on se méfie, sur la Montagne Limousine, de l’image en général et de la photographie en particulier, parce qu’elle identifie, parce qu’elle assigne, parce qu’elle fait courir des risques à celles et ceux qui en prennent, rappeler que ce medium est aussi un outil politique crédible au service de la critique sociale, voici peut-être un point de départ.
Mettre la photographie au service des luttes locales, se servir d’elle, aussi, pour faire circuler la connaissance, pour que puisse s’exprimer la conflictualité, pour entendre et comprendre les autres dans leurs diversités, voici quelques premières lignes d’un programme.
Crédits :