Ces différentes appellations, au-delà de leurs divergences, renvoient à deux niveaux qu’il faut bien distinguer. Le premier désigne un ensemble de pratiques concrètes relevant principalement d’une dynamique de personnes sans mandats ni fonction (la “société civile“) et ayant généralement un des statuts de l’Économie sociale (association, coopérative, mutuelle). Le deuxième niveau, quant à lui, vise à porter un discours sur ces pratiques afin de leur donner un sens, c’est à dire une signification (scientifique, politique, religieuse...) et une direction (“vers quelle société allons-nous ?“). Cette polysémie ne résulte en fait pas tant du premier niveau que du deuxième et on peut avancer que chaque appellation renvoie à une manière spécifique de donner sens aux expériences concrètes.
Pour saisir le sens et la portée des différentes manières de nommer ce “troisième secteur“, il est intéressant de les aborder sous le prisme du triptyque État-Marché-Réciprocité. Nous pouvons dans ce sens dessiner un triangle et placer à ses trois extrémités d’un côté la Réciprocité, de l’autre l’État et enfin le Marché. Si l’ensemble des approches du “troisième secteur“ se réfèrent, dans une certaine mesure, à ce triptyque, elles se distinguent néanmoins dans la manière d’analyser les relations entre ces trois pôles. De là découlent différentes significations et directions attachées aux expériences concrètes. Ainsi, si l’approche du Tiers-secteur assigne à ces dernières une place entre l’État et le Marché, l’Économie solidaire vise quant à elle à une hybridation État-Marché-Réciprocité. D’autres approches comme celle de l’Économie alternative aspirent à une transformation sociale se situant au-delà du Marché et de l’État.
Le Plateau de Millevaches est un territoire particulièrement intéressant pour l’étude de ce “troisième secteur“ dans la mesure où il semble s’y dérouler une dynamique d’essaimage atypique voire inédite à l’échelle de la France. De plus, si depuis une dizaine d’années, le terme Économie solidaire est devenu dominant en France pour désigner les initiatives de ce “troisième secteur“, il semble qu’une partie significative de celles se déroulant sur le Plateau ne correspondent pas tellement à ce concept, que se soit au niveau des pratiques ou des discours portant sur ces pratiques.
Le travail qu’a réalisé Christian Vaillant sur la création associative au sein du Plateau au cours de ces 25 dernières années confirme et éclaire la situation contrastée selon les communes de ce territoire que peut saisir le “voyageur occasionnel“. Il ressort en effet de ce recensement un taux de création d’associations au sein du Plateau supérieur à celui que l’on peut observer à l’échelon national. Cependant, comme l’écrit Christian Vaillant, “si, pris globalement, le nombre d’associations sur le plateau de Millevaches est plus élevé que la moyenne française, les écarts d’une commune à l’autre peuvent être considérables : de un à quatre ou cinq entre les moins créatives et les plus créatives“.
Dans le cadre de mon mémoire de Master 1, je me suis donc interrogé sur les raisons de ces disparités géographiques. Il me semble que l’on peut par exemple mettre en avant la construction, au sein même du Plateau, d’un territoire ayant une dynamique propre que je me permets de nommer le Territoire Alternatif. Schématiquement, on peut dire que son centre est Faux-la-Montagne et qu’il s’étend sur un rayon de 25 kilomètres autour de ce village. Il s’agit ici d’une approximation car s’il est possible de mettre en avant le centre d’un territoire, il est en revanche très difficile d’en définir les limites.
On peut voir la genèse de ce territoire dans les années 1970 avec la migration de personnes généralement citadines, particulièrement mues par une critique de la modernité et souhaitant développer des initiatives allant dans une direction divergente : écologie, fonctionnements collectifs, travail manuel... Ils faisaient donc en quelque sorte le chemin inverse, bien que la chronologie soit différente, des personnes nées sur ce sol qui pouvaient difficilement résister à l’attraction, aux tendances lourdes de cette fameuse modernité.
Bien que les caractéristiques de la migration néo-rurale se soient largement diversifiées au cours de ces quarante dernières années, il me semble qu’il existe un continuum ente les “néo-millevachois“ dont nous venons de parler et un certain nombre de personnes qui décident actuellement de venir vivre sur le Plateau. De plus, ces personnes particulièrement mues par une critique de “ce qu’il en est de ce qui est“ au sein de la réalité sociale vont plutôt avoir tendance à s’installer dans les alentours de Faux-la-Montagne. Et ceci n’est pas un hasard !
Au delà de la “réputation“ du Plateau à l’échelle de la France, l’attraction particulière du Territoire Alternatif est liée au fonctionnement intense des réseaux sociaux. Cette connectivité explique non seulement des choix migratoires, la socialisation rapide des personnes arrivées depuis peu ou la création de structures socio-économiques. On peut dans ce sens dire qu’il s’agit d’une dynamique qui “s’auto-développe“.
Intensité de la création d’associations sur la montagne limousine Plus les communes sont foncées, plus on y crée d’associations.
Revenons un peu sur la période 1970-1990 pour apporter des éléments à la question : pourquoi autour de Faux et pas ailleurs ? Comme l’avait déjà remarqué Jean-François Pressicaud dans son mémoire en 1980, François Chatoux a joué un rôle central à Faux pour encourager les initiatives portées par les “néos“ et les faire accepter par les “natifs“. Outre François Chatoux, on peut en fait mettre en avant un certain nombre de “personnalités“ ayant joué un rôle décisif durant cette période : les maires de Peyrelevade et de Gentioux (Bernard Coutaud et Pierre Desrozier), les prêtres de la Mission de France (en particulier Charles Rousseau) et bien sûr les fondateurs et les fondatrices d’Ambiance Bois. Et n’oublions pas les brouettes de Télé Millevaches !
La forte dynamique sociale, qu’elle soit formelle (avec un statut juridique) ou informelle, présente sur le Territoire Alternatif est aussi (et surtout?) due à des entreprises qui, tout en ayant des pratiques alternatives (autogestion, diminution du temps de travail, ressources locales...), ont une activité marchande permettant de créer des emplois. Ainsi, les personnes de ces structures peuvent s’investir dans des pratiques sociales, des associations ou encore des conseils municipaux. L’impact de ces entreprises dépassent ainsi largement l’actif et le passif de leur bilan comptable !
J’ai dit plus haut de la dynamique du Territoire Alternatif qu’elle “s’auto-développe“ autour de son centre, Faux-la-Montagne. On peut alors se poser la question : mais si elle “s’auto-développe“, c’est d’un certain côté une force, mais d’un autre côté, ne risque-t-elle pas de rester cantonnée à cet espace géographique ? Il me semble dans ce sens que la dynamique que l’on observe à Felletin depuis quelques années, que se soit avec le marché du vendredi matin, les initiatives qui se développent dans le quartier de la gare ou encore la ressourcerie Court-circuit, représente un élargissement géographique du Territoire Alternatif. On peut aussi penser au bar “L’Atelier“ à Royère de vassivière et à l’Espace Associatif Alain Fauriaux, situé dans la commune de Flayat. La démarche y est certes moins “alternative“ (en termes d’autogestion par exemple) mais on y observe une farouche volonté de fédérer des personnes pour la plupart nées dans la commune ou les environs. Pour ne pas “abandonner le pays“. La commune de Sornac et ses alentours sont aussi dans une dynamique que l’on peut situer au sein du Territoire Alternatif, avec les différentes pratiques qui gravitent autour de l’association “Les p’tits bouts“. Nous voyons donc que les ramifications de ce “territoire au sein du territoire“ sont plus complexes qu’un simple cercle et plus étendues que les 25 kilomètres évoqués plus haut.
A travers cette rapide analyse, quelque peu différente de celle développée dans mon mémoire, nous pouvons voir que la dynamique spécifique qui a lieu dans certaines communes du Plateau peut être expliquée par la construction d’un territoire à part entière que l’on peut nommer le Territoire Alternatif. Si l’on peut rattacher les initiatives ayant un statut juridique à l’Économie solidaire dans une acception large de celle-ci, il me semble toutefois que lorsqu’on porte un regard plus attentif aux pratiques, elles ne correspondent pas réellement à la théorisation de l’Économie solidaire française. Celle-ci a notamment mis l’accent, comme nous l’avons signalé plus haut, sur l’hybridation entre le Marché, l’État et la Réciprocité. En espérant ne pas déformer ce que j’ai pu observer au sein de ce “territoire dans le territoire“, il me semble que l’ensemble formé par les connexions informelles, les entreprises alternatives, une partie des associations ou encore la politique menée par certains conseils municipaux, constitue une démarche fondamentalement politique dont l’horizon se situe au-delà du Marché et de l’État.
Gabriel Téhéry