Qu’en est-il de cette opposition “Vallée / Plateau“ ? On pourrait, d’un simple trait de plume, dire qu’elle n’est qu’une construction des médias qui aiment les choses clivantes... Pourtant, derrière cette opposition apparente et parfois effectivement artificielle, se cachent de véritables cultures différentes qui se méconnaissent mutuellement, et, par voie de conséquence, s’opposent, voire se jettent des anathèmes.
Commençons par explorer la culture du Plateau, ce qu’elle est et comment elle est perçue. Elle est d’abord multiple et non monolithique. Elle n’est absolument pas organisée de façon hiérarchique. Son horizontalité en est même une caractéristique. Elle fonctionne en réseaux d’affinité, de proximité, qui se croisent de plein de façons différentes. Elles est souvent mélangée et non clivée, intégrée avec des gens nouveaux et des gens d’ici et d’avant. L’ancienne com com du plateau de Gentioux avait ainsi un fonctionnement très horizontal, très égalitaire. Si certains élus étaient plus “locomotives“ que d’autres, pour autant, l’ensemble marchait de conserve. L’historique de cette culture du Plateau provient d’une part de l’action d’élus comme François Chatoux, Pierre Desroziers ou Bernard Coutaud, respectivement anciens maires de Faux-la-Montagne, Gentioux et Peyrelevade, qui eurent cette intelligence, ensemble, de se rassembler, d’intégrer les nouveaux arrivants aux dynamiques locales, de s’appuyer sur des projets émergents. Ils firent un travail d’interface remarquable. Car ils étaient à la lisière de deux cultures. Celle de leurs parents, au moins pour deux d’entre eux, originaires du Plateau. Ce qui se traduit par une bonne compréhension du monde rural, et plus particulièrement celui du Plateau (en définitive, il n’y a pas un monde rural mais une multiplicité de mondes ruraux, même s’il existe de nombreux points communs entre eux). Et celle de la ville, de la grande ville, le Paris des années 1968... Par la bonne compréhension de ces deux mondes, ils ont ainsi permis, et maintenant depuis de nombreuses années (40 ans), que des dynamiques originales existent. Avec eux, entre autres, les Plateaux Limousins, animés à l’époque par le père Rousseau. Leurs rencontres fréquentes, dépassant tout sectarisme ou dogmatisme primaires, ont largement contribué à l’accueil des nouveaux arrivants et à la construction de cette dynamique où la place de la discussion, du débat, de la rencontre fut très forte.
Celui ou celle qui arrivait, y compris avec ses habitudes culturelles de la ville, était accueilli non pas comme une menace mais comme un atout pour le territoire. Mais il ne s’agissait pas que d’accueillir le nouvel arrivant, c’était un questionnement posé à tous les habitants, avec le souci que ceux-ci se lèvent ou se relèvent, s’unissent et travaillent ensemble. Ce réfléchir ensemble a ainsi entraîné le faire ensemble et permis, dans de nombreuses situations très concrètes, de faire émerger des projets. Les gens se rencontrent, les cultures se croisent et au final se mélangent. Dire qu’il n’y a pas des tiraillements, des jalousies, des incompréhensions serait faux mais ils le sont à l’image normale de toute communauté humaine. Il y a dans la culture du Plateau une habitude d’auto-organisation. Une part tient d’ailleurs à de l’histoire ancienne qui ne date pas de l’arrivée des nouvelles populations ou des anciens maires. Vieilles habitudes d’entraide agricole, de coopération, mais aussi de désir de culture. Tous ces maçons qui revenaient ainsi avec une autre vision du monde, celle de la ville et de ses problèmes, qui forgea une conscience politique plutôt forte, pouvant conduire à l’insoumission. Et certains anciens n’ont pas manqué ironiquement, mais gentiment, de faire remarquer à de jeunes arrivants tout feu tout flamme, un peu donneurs de leçons, qu’ils n’avaient pas attendu leur venue pour organiser l’entraide !
On dira que l’exode rural a purgé du territoire ces hommes et ces femmes qui avaient une certaine force de caractère. Peut-être y a t-il eu une hémorragie de talents, mais ceux et celles qui sont restés ne sont pas non plus des laissés pour compte. Quelques un(e)s ont peut-être juste cultivé cette impression d’abandon qu’ils ont vécu, celui d’une situation sur laquelle ils avaient peu de prise, d’où ce sentiment parfois de fatalité ou d’incompréhension quand d’autres sont arrivés dans les années 1970 pour dire “on va tout changer“, ou d’autres, encore plus tard, dans les années 2000, “on va tout changer aussi“. La réalité étant que les arrivants se sont en partie adaptés à l’existant, ont apporté leurs savoir faire, leurs désirs, les ont partagés mais ont aussi incorporé les habitudes locales, renoncé à quelques illusions ou mis de côté certaines idées toutes faites. Les choses se sont mélangées, transformées, les personnes se sont mutuellement adaptées les unes aux autres. Dans les communes où se vit cet “esprit du Plateau“, le citoyen, l’habitant du territoire, l’étranger qui arrive ou celui qui est là depuis plusieurs générations, est bien vécu comme une chance, une force sur laquelle les projets, la vie locale vont s’appuyer.
La culture de la vallée, celle d’Aubusson, n’est pas la même que celle du Plateau. Démographiquement, Aubusson continue à perdre sa population. C’est une longue histoire en partie liée au traumatisme du départ de Philips, mais pas que. Aubusson est tournée vers son vieux passé... qui s’étiole. Et les petites communes limitrophes, qui n’ont pas connu les arrivées de néo-ruraux, statistiquement plus importantes sur la Montagne, vivent dans le même contexte. Cette lente dépression a vu beaucoup d’habitants quitter le territoire et ceux qui restaient se trouvaient dans des situations parfois de grande précarité. À la différence de populations nouvelles qui arrivaient sur le Plateau avec des dynamiques parfois proches de celle du créateur d’entreprise, ayant l’habitude de se prendre en charge, d’être dans un élan “créatif“, de vouloir être partout, tant sur le champ économique, social, associatif que culturel et politique, beaucoup d’Aubussonnais étaient en souffrance. Le déclin industriel, l’abandon des grandes entreprises, tout cela on le retrouve aussi dans les grands bassins sinistrés de la métallurgie par exemple. Ce n’est pas choisi, c’est subi. Et rien n’avait été fait dans le passé pour remédier à cela et rien ne fut fait plus tard pour changer de point de vue, pour changer de culture et de rapport au monde.
De quelle culture parlons nous ? Celle qui fut mise en œuvre après la deuxième guerre, celle de l’éducation populaire du Conseil National de la Résistance. Quand on regarde le parcours de nombreuses personnes qui ont choisi de vivre sur le Plateau, et malgré toute leur diversité, elles sont pour la plupart issues de mouvements et de pratiques dites d’“éducation populaire“, que l’on retrouve chez les Franca (jeunesses communistes), au MRJC (anciennes JAC ou JOC), dans le scoutisme, confessionnel ou non, dans les MJC (Maisons des jeunes et de la culture) en milieu urbain, etc. C’est toute cette culture, que l’ancien ministère de la Jeunesse et des Sports accompagnait depuis les années 1945, dans sa diversité et son énergie, c’est de cela que sont nourries toutes ces personnes. Lieux d’expérimentation, d’innovation sociale, d’apprentissage des uns par les autres, de pratique du projet, etc. Et pour certains, une forte remise en cause de la politique traditionnelle, celle qui vient d’en haut et qui décide pour le bas, celle qui invite les élites à gouverner le bon peuple. Une grande réserve donc, pour ne pas dire une défiance pour la politique partisane, tant celle de droite que celle du PS. Un doute systématique, voire une hostilité aux organisations pyramidales et partisanes, pouvant aller parfois jusqu’à la caricature.
Cette culture-là, historiquement, ne fut pas mise en avant sur Aubusson, malgré quelques tentatives qui perdurent encore. Politiquement, le jeu classique s’est déroulé. Le parti, le conseil municipal, monsieur le maire, chacun à sa place, devant trouver les solutions et gérer aussi bien que possible. Ainsi, les équipes municipales se sont penchées sur l’avenir de la cité et des citoyens, mais sans pour autant leur donner les moyens d’être acteurs de leur devenir, cela ne faisant pas partie des habitudes. Il n’y a pas ici de volonté à stigmatiser, condamner ou culpabiliser quiconque.
C’est le résultat d’un processus historique classique encore largement répandu en France : celui qui fait que tout se décide d’en haut, qu’assister est plus facile que former. Donner les moyens à chaque citoyen de prendre de l’autonomie, de reprendre sa vie en main après avoir subi l’abandon est un choix politique difficile. D’autant que l’autogestion (exemple avec LIP dans les années 1970) n’est plus au programme du PS depuis de nombreuses années. La fermeture de l’usine, les dettes qui arrivent, le départ des copains, les syndicats qui se divisent puis disparaissent, l’État absent, le désenchantement après tant de bons et loyaux services : il est normal que cela engendre de la déprime, de l’abattement et ne favorise pas un redémarrage... Cette culture du gouvernement par le haut, de la délégation de ses pouvoirs aux spécialistes, aux compétents et aux “sachants“, du respect de l’autorité et de la hiérarchie est encore couramment ancrée. On parle de gestion citoyenne participative, de tiers secteur, de la société civile qui monte, de l’arrêt du travail en silo et du décloisonnement des structures. Un tas d’études existe sur le sujet mais la mise en œuvre des réformes du système tarde encore à se manifester... Tout reste bien lent. Il faut du temps.
Il y a ceux qui considèrent que s’il y a deux cultures, il y a deux mondes inconciliables. L’un contre l’autre. “Pourquoi discuter puisque nous ne sommes pas d’accord ?“ Il y a ceux, comme moi, qui considèrent que la rencontre de l’autre, différent, amène de la richesse et non de la pauvreté. Que nous n’arrêtons pas de franchir allègrement les frontières de nos cultures respectives, que celles-ci s’hybrident, se créent et se combinent en permanence. Les préjugés sont tenaces, les habitudes de fonctionnement aussi... Mon propos a cette prétention que la mise à plat la plus froide possible d’une situation problème, même si elle n’est jamais complètement objective, permet, par un effet de miroir, d’étude honnête et d’analyse, de trouver les solutions pour dépasser les blocages. Si ce n’est pas demain, ce sera pour plus tard...
Marie-Henry Néro