C’est essentiellement à l’initiative des forces associatives régionales, au premier rang desquelles la FLEPNa (aujourd’hui Limousin Nature Environnement) que le Conservatoire des Espaces Naturels du Limousin a vu le jour le 22 février 1992, un événement fondateur pour le plateau de Millevaches. Conserver c’est inviter le passé dans la recherche d’un avenir désirable. Quels enseignements tirer de ces 25 ans d’actions du Conservatoire ?
Le Plateau, îlot de biodiversité
Dès le départ, protéger landes et tourbières du plateau de Millevaches fut une évidence pour le Conservatoire des Espaces Naturels. D’abord parce qu’il s’agissait de paysages emblématiques, patrimoniaux, caractéristiques d’une économie pastorale menacée, le terreau d’espèces végétales et animales inféodées, c’est-à-dire que leur subsistance en dépendait étroitement.
Une question devenue légitime
Au commencement il appartenait seulement à quelques éleveurs et élus de comprendre que la sauvegarde de ces espaces était une manière de redonner un souffle, un espoir, à un territoire profondément atteint par la déprise rurale et son exode. Les landes de Marcy, à Saint Merd-les-Oussines, furent le premier site à bénéficier de cet engagement. Remettre en pâturages landes et tourbières nécessitait le maintien et le développement des races locales, le savoir- faire et l’instinct des éleveurs locaux, la volonté des élus, le soutien financier des pouvoirs publics, notamment la Région. La conviction de protéger s’est donc transmise et est devenue une évidence, une question légitime. Après 25 ans d’actions, le Conservatoire gère en Limousin près de 200 sites pour un peu plus de 3000 hectares dont la moitié se trouve sur le plateau de Millevaches. Près d’une centaine d’éleveurs collaborent pour gérer et exploiter tous ces milieux naturels préservés.
“La conviction de protéger est devenue une évidence, une question légitime“
Une population rétive...
Les chargés de mission d’alors vous diront sans doute que dans les premières années, il s’est s’agi de composer avec une population rétive. C’est un fait bien connu, le tempérament résistant et rebelle de la société rurale, et plus encore sur la Montagne, ne facilite pas la pénétration des idées venues de la ville, elles sont suspectes1. Il a fallu composer avec une société rurale qui n’était pas prête à “brader“ son territoire pour de la nature. En fait de nature, les éleveurs, les habitants, ils en avaient plein les prés humides, les landes trop sèches, les sols trop pauvres et le ciel d’ardoise qui se confond avec leurs toitures. Ils en avaient assez de cette nature ingrate, qui isole et qui avait forcé le départ des forces vives vers les centres d’emploi. Cette nature, elle était remarquable en cela qu’elle était fautive, quelque part, de la déprise rurale. Alors, à quoi bon la protéger ?
… et les écolos
De l’autre côté de la barrière, un peu au banc des accusés, il y avait les écolos, les néoruraux, qui appréciaient cette nature pour ce qu’elle était et qui croyaient partager avec les locaux un même amour du pays, en flattant la beauté des paysages, ces lumières éclatantes, les brumes qui flottent sur les forêts de sapins et sur les tourbières de molinies bleues. Peut-être aussi que la conservation des landes posait avec trop d’urgence la question de l’avenir de l’agriculture extensive sur le Plateau. La résistance locale s’est articulée autour d’un argument résumant à lui seul la dualité qu’exprimait la population envers cette nature : “Rappelons qu’ici, c’est l’espèce humaine qui est en voie de disparition !“. Malentendu. Les uns accusent les écolos de lâcher des vipères par hélicoptère dans les tourbières, les autres que ces mêmes vipères tètent le pis des vaches, que bientôt quand le Parc serait créé on enlèverait aux agriculteurs leurs tracteurs ! De quoi avaient-ils peur ?
Désillusions et malentendus
Dans ce XXe siècle, le temps s’était-il arrêté sur le plateau ? Pierre Bergounioux a dépeint un pays fondu dans ses archaïsmes. C’est aussi une histoire de désillusions. Le départ, l’abandon, la mise au grenier, la plantation, ont laissé espérer un pays préservé de l’avènement du monde, sorte de paradis perdu. Tout cet espace quasi vide de ces maisons sans foyer, de ces prés sans moutons, de landes enfrichées, a laissé croire à une terre promise, à une république renouvelée, autre malentendu. Le pays a changé, même sans les hommes qui l’avaient quitté, avec ceux qui restaient et malgré les nouveaux venus qui l’ont adopté. Peut-être aussi y-a-t’il eu des incompréhensions, d’ailleurs essentiellement sémantiques, quand du côté des écologistes et des naturalistes on met parfois à un plus haut niveau d’importance les lycopodes (végétal de la famille des fougères, rampant sur les sols pauvres et acides) par rapport aux troupeaux de limousines ? La question n’est évidemment pas de savoir si l’argument est légitime, si cette vision est caricaturale. L’importance c’est bien le sentiment produit.
La forêt subie
Il faut rappeler également que cette conservation s’est aussi faite à contre-courant de la dynamique de boisement du plateau. C’est essentiellement sur les parcours de landes sèches que la forêt résineuse plantée ou les feuillus subis ont pris place et fermé les paysages, isolé les villages. Il y a eu transmutation d’un territoire pastoral à un territoire forestier, avec ce que cela signifie de changements économiques, mais surtout dans les mentalités et dans la vie politique. La pomme de discorde n’est aujourd’hui plus la lande ou la tourbière, elle est forestière et rouvre béante la plaie collective de l’exode rural et de ses non-dits. Au risque de raviver encore les stigmates du drame affectif de l’exode rural, il faut au Conservatoire et à tous les acteurs de la préservation de l’environnement contourner le piège de l’opposition du développement par rapport à la protection, de l’homme à la nature. De la forêt subie, le territoire doit passer aujourd’hui, par-delà les conflits et les différences de points de vue, à une forêt assumée.
Emblèmes du territoire
Mais la préservation de la nature a-t-elle un jour empêché l’agriculture de se développer, l’exploitation forestière de se renforcer, les territoires et les populations de vivre. ? Au contraire, faisons le bilan que là où la protection de la nature est importante, ce sont des territoires où cette responsabilité collective est assumée pleinement et la nature y demeure un atout. Le travail de catharsis n’est donc pas encore consommé sur le plateau. Les vieux démons resurgissent çà et là, empêchant le plateau d’assumer son statut d’îlot de biodiversité, d’espace remarquable par l’importance de ses zones humides et de ses tourbières. Le sujet n’est pas de protéger pour protéger, et satisfaire aux statistiques ? Il s’agit de faire la démonstration d’une marque d’attachement à un territoire qui a engendré une nature riche de son passé pastoral. Ne pourrions-nous pas consacrer un ou plusieurs lieux au rang d’emblème du territoire ? Une action ambitieuse, visible, que les touristes comme les enfants des écoles pourront visiter, des sites incontournables? Il faut protéger pour voir plus loin. Sans l’action du Conservatoire, les paysages de landes ne subsisteraient aujourd’hui qu’à l’état de cartes postales jaunies, un souvenir transporté par le son chaud et mélancolique de l’accordéon chantant l’âge d’or des bruyères, “Quand la bruyère est fleurie au flan des Monédières, ils sont loin les soucis, qu’ont les gens de Paris !...“2
Romain Rouaud
Géographe, chercheur associé au Laboratoire de géographie physique et environnementale de l’université de Limoges.
Nota : J’ai saisi ici l’occasion d’exprimer avec sincérité une pensée pour un territoire que j’affectionne. Cette liberté de sentiment je l’exprime avec d’autant plus d’aise que je ne suis point attaché à un quelconque devoir de réserve, sinon celui de respecter la parole confidente de ceux avec qui j’ai partagé ces éléments d’analyses, je les remercie pour leur confiance.
1 Dominique Danthieux, “Le communisme rural en Limousin : de l’héritage protestataire à la résistance sociale“, Ruralia (16/17-2005), OpenEdition.
2 Les Bruyères Corréziennes (1936), chanson de Jean Ségurel et Jean Leymarie.