Robert Savy le note dès les premières pages de son livre : “Parmi les constantes du Limousin on trouve sa fidélité à la gauche.“ Il est vrai que depuis un siècle la région, sa capitale et le département de la Haute-Vienne tout particulièrement, ont majoritairement votés à gauche, pour la SFIO devenue PS d’une part, pour le PC d’autre part. Cette double allégeance ne s’est pas toujours traduite par une union sereine à gauche, bien au contraire ! En Haute-Vienne surtout, les deux partis ont été souvent face à face dans une opposition féroce. Dans les années 1950 où la SFIO limousine des notables, pharmaciens et médecins, très Algérie française, revancharde face à la résistance incarnée par Guingouin, s’oppose à un PC très stalinien, il n’y a pas grand place pour une troisième expression politique : le clivage est résolument à gauche. Cette histoire-là marque toujours les esprits et les pratiques.
En Corrèze et en Creuse le monopole de la gauche est moins évident et son histoire n’a pas été un long fleuve tranquille. Dans la seconde moitié du XXème siècle, il y a l’offensive de Chirac en Corrèze, mais en Creuse aussi des cantons basculent. Il faut un vrai travail militant des partis de gauche pour récupérer un à un les postes de conseiller général et reconquérir les assemblées départementales (en 2001 pour la Creuse et seulement en 2008 pour la Corrèze). En Haute-Vienne, par contre, on roule sur du velours, installé sans danger dans l’assurance de garder le pouvoir. Or, quand on est au pouvoir depuis plus d’un siècle, on finit par ne plus être ni de droite, ni de gauche : on est du côté du pouvoir. Dire que le Limousin est une terre de gauche, c’est laisser entendre qu’on n’a finalement pas besoin de s’occuper des minorités et qu’on peut sans problème user d’une situation monopolistique.
Comme chacun sait les situations de monopole ne sont pas bonnes pour les minorités... Comme l’indiquaient les élus de Limousin Terre de gauche lors de leur université d’été à Nedde en septembre dernier, autant ils arrivent à faire avancer quelques-unes de leurs idées auprès du conseil général de la Corrèze (où la majorité est de 14 élus PS et 6 autres gauches contre 17 de droite), autant à Limoges, ils sont laminés dans leur force de proposition, que ce soit au conseil général (24 élus PS, 14 autres gauches et 4 de droite) ou au conseil régional (21 PS et leurs 4 alliés écologistes, 7 autres gauches et 10 de droite). Stéphane Lajaumont, conseiller régional NPA, parle d’une “culture hégémonique“. Une situation que connaissent aussi à la Région les élus écologistes alliés au socialistes, qui se mordent les doigts de leur stratégie d’alliance et geignent en off de ne pas se faire respecter par leurs alliés trop puissants. Le PS dispose donc de la majorité absolue à lui seul au conseil général et, avec ses alliés écologistes, au conseil régional. Cette situation rendue possible par la modification du système électoral au conseil régional qui donne une prime au parti arrivé en tête (auparavant ces élections étaient à la proportionnelle) a été introduite en 2004 pour donner des majorités plus stables à bon nombre de régions françaises. Robert Savy, qu’il faut savoir lire entre les lignes, et qui a dirigé la région sur trois mandatures où il n’avait la majorité qu’avec l’apport des voix du PC et des écologistes explique : “C’est certainement utile pour la stabilité politique dans beaucoup de régions ; ici, il n’est pas sûr que la qualité du débat y gagne.“ Et d’ajouter, ce qui constitue un bon avertissement pour ses successeurs socialistes à l’hôtel de région : “Une majorité de coalition n’est durable que si chacun des partenaires a le sentiment qu’on le respecte dans ce qu’il représente, et qu’il participe à une réflexion et à une action collectives.“ Quand on sait que les réunions de préparation des décisions se font au conseil régional entre les seuls vice-présidents PS, on comprend bien qu’on n’est pas dans cette situation. Savy, une fois encore, nous éclaire magistralement : “On sait bien qu’un parti politique dominant s’accommode plus volontiers de supplétifs que de partenaires : les exemples ne manquent pas.“ C’est très précisément ce qui se passe à Limoges aujourd’hui.
Il y a un mot qui vient à la bouche quand on voit ce spectacle : c’est celui de nomenklatura. Dit avec les mots plus châtiés du juriste, cela donnera : “l’effet local de la professionnalisation de la politique.“ Avec tous les travers que l’on connaît au phénomène : appartenir à des écuries qui se font la bagarre au sein du même parti (Robert Savy en témoigne dans son livre) ; considérer la politique comme un carrière ; substituer la tactique politicienne au débat d’idées, etc. Ce qui n’est pas sans effet sur le personnel politique lui-même. Lorsqu’on est un jeune militant socialiste et qu’il faut attendre 20 ou 30 ans pour que les caciques veuillent bien vous laisser la place, soit l’on va voir ailleurs pour exercer ses talents dans d’autres domaines, soit l’on attend sagement, calmement, sans trop remuer dans les brancards pour s’assurer l’héritage.
Se forme ainsi une classe politique généralement peu innovante qui préfère les délégations où il y a des jetons de présence à récupérer ou un bon graillou à la fin, ou qui réfléchissent à leur implantation électorale à l’aune de leurs ambitions – ce genre de réflexes qui font s’effondrer quelques militants de base lorsqu’ils voient les poulains qui prendront demain les postes. C’est ainsi qu’on prête à Stéphane Camboux l’intention de quitter sa mairie de Chaptelat en Haute-Vienne, pour celle de Peyrat-le-Château ou de Nedde sur le territoire de Vassivière dont il préside les destinées depuis 2008. Il se rappelle peut-être qu’avant de présider le conseil régional, Jean-Paul Denanot l’avait précédé à la présidence de Vassivière...
Le sociologue Renaud Dulong fait la distinction dans un de ses livres, entre ce qu’il appelle les “élus caciques“ et les “élus leaders“. Les premiers sont ceux qui sont convaincus que c’est la société locale, telle qu’elle est, qui les a élus et qui vont donc faire en sorte que rien ne bouge pour assurer leur réélection. Les seconds sont ceux qui, au contraire, pensent que plus ils feront bouger la société, plus ils assureront leur réélection. L’élu cacique domine son petit empire dans un rapport quasi monarchique. C’était Georges Pérol qui parlait de “mes maires“, élus corréziens du plateau, qu’ils soient au demeurant chiraquiens ou communistes : “J’ai dit à mes maires qu’il ne fallait pas se faire avoir...“. C’est Marie-Françoise Pérol-Dumont qui tient son département d’une main de fer, à tel point que tel conseiller général de son propre parti avoue : “On ne dit plus rien, sinon on se fait engueuler !“ Curieusement, le fonctionnement du PS limousin relève d’un centralisme démocratique qui ressemble beaucoup au fonctionnement de son vieil ennemi héréditaire communiste...
L’absence de vraie confrontation politique (entendons par là où des orientations sont discutées, où l’on sent le poids d’une ambition ou d’une vision pour le territoire dont on a la charge) est sensible à l’hôtel de région. La première mandature de Jean-Paul Denanot (que certaines mauvaises langues ont surnommé “2 nanos de technologie“), de 2004 à 2010, avait pu encore faire illusion. Mais depuis 2010, les choses apparaissent plus nettement. Demandez à nombre d’acteurs limousins qui ont un peu fréquenté les couloirs de l’hôtel de région au cours des 15 dernières années et vous entendrez presque à coup sûr : “Ah ! Du temps de Robert Savy c’était autre chose !“ Et de faire un tableau comparatif qui n’est pas à la faveur de l’actuel président. Celui-ci a pourtant un gros mérite aux yeux de ses amis politiques : il est du sérail, c’est-à-dire issu de l’appareil socialiste limougeaud dominé par Alain Rodet, le maire de Limoges, et la déjà citée présidente du conseil général. Le personnage, d’un abord falot et débonnaire, n’a pas le charisme de son prédécesseur, mais, surtout, il n’a pas l’ambition de donner à la Région une place, un pouvoir et une force indépendants des départements. Robert Savy l’avait bien compris, à tel point qu’il avait cherché à trouver une alternative à Denanot pour lui succéder.
Limoges, fief socialiste depuis un siècle, avec des maires socialistes élus quasiment à vie (38 ans de mandat pour Léon Bétoulle de 1912 à 1941, puis de 1947 à 1956 ; 34 ans pour Louis Longequeue de 1956 à 1990 ; et bientôt 22 ans pour Alain Rodet, l’actuel maire de Limoges élu en 1990) n’aime pas les éventuels contre-pouvoirs à sa puissance régionale... Les relations entre la ville et le conseil régional ont toujours été assez tendues, du moins jusqu’à l’arrivée du fidèle Denanot à l’hôtel de région. Robert Savy le reconnaît clairement (nous sommes en 1998) : “Les grands élus socialistes majoritaires -Jean-Pierre Demerliat, sénateur et premier secrétaire fédéral, Alain Rodet, député-maire de Limoges, Jean-Claude Peyronnet, sénateur et président du conseil général – ne souhaitaient ni me faciliter la tâche, ni consolider l’institution régionale, que la ville de Limoges et le département de la Haute-Vienne considéraient comme un pouvoir concurrent.“ Avant Robert Savy, premier président du conseil régional élu au suffrage universel, c’est Louis Longequeue qui présidait le conseil régional ancienne formule. C’est du reste Longequeue qui a décidé la construction du nouvel hôtel de région qui fut inauguré en 1989. Robert Savy commente : “Les esprits malicieux ajoutaient que le siège de la région serait ainsi sous le regard de l’hôtel de ville de Limoges et de son maire.“ Et d’ajouter, malicieux à son tour, : “Les mêmes prétendent d’ailleurs qu’après 2004 cette remarque a retrouvé son actualité...“
Il existe une osmose entre la ville de Limoges et le département qui, depuis 2004, se sont, pourrait-on dire, “emparés“ du Conseil régional. Dit en mots policés par Robert Savy, cela donne : “Avec les élections de 2004, un changement est intervenu en Limousin dans l’équilibre entre la région et les autres pouvoirs locaux. C’est avec Limoges et son agglomération qu’il est le plus évident. Le président du conseil régional lui-même, Jean-Paul Denanot, était l’un des vice-présidents d’Alain Rodet, député-maire de Limoges, à la communauté d’agglomération ; Gérard Vandenbroucke, premier vice-président de l’agglomération, est aussi premier vice-président du conseil régional ; parmi les conseillers régionaux on trouve deux conseillers municipaux de Limoges, et le propre suppléant d’Alain Rodet à l’Assemblée nationale.“ Cette clé-là permet de comprendre le peu d’intérêt que le plateau suscite auprès d’une bonne partie des élus régionaux.
Le “nationalisme“ départemental, en particulier des élus haut-viennois, permet aussi de comprendre pourquoi le Parc naturel de Millevaches a été si dur à créer, les départements n’y allant longtemps qu’à contre-coeur et pourquoi les Pays ne sont jamais sortis des frontières départementales (voir encadré). Les critiques et le retrait partiel de la Haute-Vienne du parc il y a deux ans, en est une preuve supplémentaire. Dans une réunion organisée à Nedde, dont elle est originaire, Marie-Françoise Pérol Dumont indiquait que les sommes que le département mettait auparavant dans le PNR ne seraient pas soustraites au territoire et que pas un euro ne manquerait aux communes de Haute-Vienne concernées... La différence ? C’est le département qui en aura la maîtrise et qui choisira leur affectation. Autant dire que la solidarité des territoires passe après l’objectif de tenir, et bien tenir, les rênes du pouvoir.
Résumons. Des élus socialistes dits “de gauche“, devenus les notables d’une tradition et les bénéficiaires d’une situation de monopole... Des, et très clairement un, départements rétifs à partager son pouvoir avec des institutions interdépartementales (le PNR) ou qui auraient pu l’être (les Pays). Un pouvoir socialo-limougeaud qui, débarrassé d’un Robert Savy trop indépendant, grignote petit à petit le pouvoir régional et qui ne supporte d’autres forces politiques que soumises ou domestiquées. Des élus devenus des “professionnels“ de la gestion plutôt que des “leaders“... Le contexte est mauvais pour un plateau de Millevaches qui cumule au moins trois handicaps : être à cheval sur trois départements, donner de bons scores à la gauche de la gauche et afficher un peu trop fièrement ses différences.
Dossier réalisé par Alain Carof, Michel Lulek, Gérard Monédiaire et Jean-François Préssicaud
Pour compléter ce dossier, nous vous renvoyons sur le livre de Robert Savy que nous avons abondamment cité ici : Émergence d’une région, le cas du Limousin, 1986-2004 (L’Harmatan, 2010).