Une double approche méthodologique est proposée par Julien Dellier et Frédéric Richard dans leur travail sur les nouveaux habitants du plateau. On y trouve d’une part, le recueil d’informations analysées, qui s’appuie surtout sur des données statistiques, principalement en provenance de l’INSEE, et d’autre part, une hypothèse initiale qui part de l’idée qu’il y a gentrification sur le territoire de Millevaches. Pour valider cette hypothèse, des entretiens ont été conduits avec un échantillon de néo-résidents (“gentrifieurs“ potentiels) que l’on va soumettre à la question : celle du rapport à “l’environnement“, angle d’approche, porte d’entrée, sésame.
Sur le recueil d’information qui vise à bien comprendre les différentes données statistiques, d’isoler les espaces d’études et les populations, il n’y a pas grand chose à dire. On a souvent confirmation soit d’intuitions, soit de tendances déjà connues qu’il n’est certes pas inintéressant de rappeler. C’est sur la deuxième approche que je suis très gêné.
Les méchants et les gentils
D’abord sur l’hypothèse de départ : d’où vient cette idée de gentrification du plateau de Millevaches ? Je connaissais le terme qui, comme les auteurs le rappelle, qualifiait, en Angleterre, la quasi-spoliation des terres de populations rurales modestes par une population de nantis. De façon crue, le postulat de départ des auteurs serait : “Comment les cow-boys néo-résidents chassent les indiens du Millevaches !“
Cette vision des choses appelle plusieurs remarques. Le territoire du Plateau s’est massivement vidé de sa population au sortir de la deuxième guerre, hémorragie largement commencée au début du 20e siècle. Certaines communes, depuis plus de trente ans, à l’exemple de celle que j’habite, Faux-la-Montagne, ont mené des actions pour stopper cette hémorragie et accueillir de nouveaux habitants. On est donc dans un contexte historique radicalement différent.
Dans les derniers westerns, les cow-boys n’ont pas le beau rôle ! Bref, il y aurait les méchants (les néo-résidents) et les gentils (les natifs). Bien sûr avec des subtilités : les méchants-méchants sont les très riches qui achètent un hameau, vivent entre eux et échangent les bons légumes des gentils natifs un peu frustres qui gardent la maison quand ils sont en vadrouille, contre le vélo-cadeau pour les enfants… Et il y a les méchants-gentils, un peu méchants quand même (parce qu’ils sont gentrifieurs ne l’oublions pas), qui font avancer les choses sur leur commune, sont actifs, dynamiques et, ma foi, sympathiques… Il y a indéniablement un préjugé (peut-être inconscient) dans la formulation de l’hypothèse et du concept de gentrifieur : une lutte des classes entre néo-résidents et natifs, néo-résidents dominant, avec tout le poids de culpabilité attachée à cette notion. Préjugé lourd, tout particulièrement dans une région comme le Limousin, historiquement terre de luttes sociales.
Mon propos n’est pas de réfuter l’existence de ces “hameaux de riches“ : ils existent (même s’ils sont très minoritaires), au même titre qu’en Sologne ou en plein Paris. Des zones “d’entre soi“.
Mais est-ce de cela qu’il est question ?
comment les cow-boys néo-résidents chassent les indiens du plateau ?
Une démarche qui manque de rigueur
Le groupe testé, c’est-à-dire les personnes qui ont répondu au questionnaire ont été retenues en fonction des carnets d’adresses des premiers sondés (“Est-ce que vos connaîtriez un nouveau résident qui serait à même de répondre à notre questionnaire ?“). Ainsi, de proche en proche, on constitue un échantillon. Cette technique de sondage n’est pas à proscrire quand on cherche à faire une étude qualitative et recueillir une somme d’information pour “déflorer“ un sujet. Mais elle ne devient pas pertinente quand on veut analyser quantitavivement des réponses en considérant qu’on a un échantillon représentatif d’une population... Bref, ce que disent les personnes interrogées n’est pas faux, mais ce n’est pas statistiquement utilisable et ne peut faire l’objet de comparaison.
Le présupposé de l’étude est de considérer que les néo-résidents ont été largement influencés pour investir le territoire par l’importance du concept d’environnement, de paysage et de ses corollaires (tranquillité, dimension écolo, etc.). D’où un questionnaire qui insiste beaucoup sur cette notion. Ce qui permet au final de dire que, pour les néo-résidents, cette notion est une donnée fondamentale d’installation ! La boucle est bouclée. La démarche manque pour le moins de rigueur. À titre personnel, pour avoir répondu au questionnaire, si la dimension “rurale“ et “paysagère“ est intervenue dans mon choix de venir vivre en 1983 sur le plateau, c’est parmi tout un tas d’autres raisons, dont certaines beaucoup plus importantes que la notion de paysage ou d’environnement.
De l’eau au moulin des imbéciles
Au final, ce qui est néanmoins très intéressant, c’est que les conclusions des auteurs viennent infirmer l’hypothèse de départ. Même si l’on se perd un peu dans les sous-sous classes de gentrifieurs, à part une très faible minorité de résidents qui se comportent, comme ailleurs, en “riches entre eux“, il n’y a pas de comparaison possible entre le Plateau de Millevaches et la gentrification historique anglaise. À mon avis, à vouloir utiliser un concept inadapté, les auteurs se sont trompés.
Plus grave peut-être, est le risque artificiel de montrer du doigt le “méchant“, l’étranger. On ne peut exclure une utilisation malsaine de ce concept de gentrifieur comme étant une façon de stigmatiser un ou des groupes de personnes. Les raccourcis sont suffisamment dommageables dans le quotidien pour que les différences d’origines, en cas de conflits ou de litiges, deviennent des arguments… Je cite de mémoire et sans la nommer, une personne en responsabilité à la Région fustigeant publiquement “les chevelus du plateau à qui on ne va pas laisser le champ libre de l’innovation…“. Même si je ne mets pas en cause l’honnêteté intellectuelle des auteurs, l’étude dont il est question ici, par le vocabulaire employé, la catégorisation des groupes sociaux et l’hypothèse de départ, est de nature à apporter de l’eau aux moulins des imbéciles…
Et si c’était à refaire ?
Saluons cependant la démarche de ces chercheurs qui ont pris le temps et la peine de présenter leur travail lors de plusieurs réunions publiques sur les lieux de leur enquête, s’exposant ainsi aux critiques. L’erreur est inscrite dans toute recherche, ne pas la fuir est méritoire. De même, il y a un travail d’analyse des mécanismes sociaux en jeu, une description des réalités du territoire, une observation des complexités sociales à l’œuvre qui est fort intéressant et ouvre des perspectives de réflexions… On aurait envie de leur dire : recommencez mais laissez tomber les concepts à la mode et à la noix, les formatages institutionnels ou les “copier-coller“ d’étude. La problématique serait alors la suivante : “On constate par l’étude démographique une présence de nouveaux résidents sur le territoire de Millevaches, récurrente depuis près de trente ans. Qui sont-ils, comment cela fonctionne ?“ Et d’étudier les groupes, les sous-groupes, de comprendre leurs particularismes, leurs rapports entre eux et avec la population anciennement résidente, les liens avec le monde urbain proche (villes portes du plateau et capitales départementales et régionales), les consensus ou les clivages…
Métissages
Avec bien sur toute la prudence nécessaire : la notion de métissage est fondamentale en la matière. Quand une nouvelle population s’installe sur un territoire déjà occupée, la rencontre des deux populations (qu’elle soit conflictuelle ou pacifique, et autant que l’on puisse réduire divers sous-groupes hétérogènes en deux populations homogènes distinctes), entraînera un métissage qui “impactera“, certes pas forcément de façon “équilibrée“, les deux populations concernées. De même que pendant la durée d’observation de ce métissage, les deux populations seront aussi soumises, toutes deux, à d’autres influences, qui pour certaines peuvent largement gommer les différences culturelles des populations toujours concernées. A titre d’exemple, il n’est pas impossible que télé et réseaux sociaux influencent largement plus la génération actuelle d’adolescents vivant sur le plateau, que les particularités culturelles de leurs parents, anciens ou nouveaux résidents, sans compter que les dits parents ne seront pas restés sur le quai à voir le train passer…
Dommage que cette étude soit passée en partie à côté de toutes ces questions…
Olivier Davigo