Les études de trois géographes de Limoges ; plusieurs articles critiques dans IPNS ; et maintenant une caricature publiée dans le bulletin municipal de Gentioux : la notion de gentrification appliquée au Plateau de Millevaches a déjà fait couler beaucoup d’encre. Nous revenons sur le sujet dans ce numéro, en donnant l’occasion aux universitaires concernés de remettre les pendules à l’heure.
Sous des dehors guillerets, Dominique Simoneau, maire de Gentioux, poursuit son nauséabond travail de stigmatisation d’une partie de la population. Cette fois-ci en utilisant les travaux de trois géographes de l’université de Limoges.
Dans le numéro d’avril 2017 du petit bulletin municipal qu’elle publie tous les mois, la première magistrate de Gentioux reprend quelques sentences humoristiques de Ferdinand Lop, une sorte de Pierre Dac de la IVe République, maître de l’absurde aux sentences plus ou moins drôles qui fit les beaux jours du Paris étudiant et journalistique des années 1950. Un gentil farfelu quoi. Parmi ses propositions celle d’installer Paris à la campagne “pour que les habitants profitent de l’air pur“ a inspiré à l’édile de Gentioux une petite bande dessinée que nous reproduisons ici.
Vous avez compris ? Les néo ruraux sont des “gentrificateurs“ qui veulent transformer la campagne en ville. Evidemment cette idée ne lui est pas venue toute seule mais fait référence aux études menées par trois géographes de l’université de Limoges qui ont fait de la “gentrification“ leur concept fétiche qu’ils ont tendance à appliquer à tous les territoires qu’ils rencontrent. IPNS avait du reste en son temps critiqué assez vertement leurs travaux (voir nos n°37 et 52). Le premier, Frédéric Richard, manie le concept depuis le temps où il a réalisé sa thèse de doctorat à l’université de Poitiers en 2001 : “De la polarisation à la fragmentation spatiale, processus de recomposition urbaine à Londres“. C’est d’Angleterre, où le concept de gentrification a été élaboré par une sociologue dans les années 1960, qu’il l’a ramené. La gentrification (néologisme créé à partir du mot anglais gentry, qui désigne la petite noblesse du pays) est le phénomène urbain où des classes aisées supplantent les populations les plus pauvres de quartiers qui vont ainsi s’embourgeoiser et devenir à la mode et branchés. Dit plus brusquement : c’est là où les riches chassent les pauvres. Londres a connu cela dès les années 1960 et la plupart des grandes villes européennes ont connu et connaissent le phénomène. Des quartiers de Paris et certaines des communes de sa proche banlieue n’y ont pas échappé. De retour sur le terrain français, et plus particulièrement limousin, Frédéric Richard a importé l’idée et, avec Julien Dellier, étudié le Plateau sous cet angle, aboutissant en 2011 à une étude intitulée : “Environnements, migrations et recompositions sociales des campagnes limousines“ issue d’un séminaire de recherche clairement intitulé “Nature et gentrification rurale, recherche appliquée au plateau de Millevaches.“ De son côté, une troisième géographe de Limoges, Greta Tommasi, appliquait la même grille de lecture pour sa thèse dans laquelle elle comparait la Montagne Limousine et un territoire rural espagnol. Ensemble, nos trois compères ont publié en 2014 un article intitulé “Migration, environnement et gentrification rurale en Montagne limousine“ qui reprenait en gros le même refrain (article consultable sur internet : http://rga.revues.org/2525.
Si les géographes sont certes responsables de leurs travaux (et ils viennent les défendre ici même dans ce numéro), ils ne le sont plus vraiment de ce que d’autres en font. Pour Dominique Simoneau, leurs recherches représentent une véritable aubaine qu’il est facile de récupérer. Des centaines et centaines de pages écrites par nos trois universitaires, Dominique Simoneau ne retient que ce qui l’intéresse : les néos sont d’affreux gentrificateurs qui envahissent la campagne pour la remodeler à leur façon. Elle use ainsi sans nuance d’un mot savant qui lui permet d’ostraciser une partie de la population qu’elle rejette et exècre au prétexte qu’elle ne partage pas sa façon de voir les choses et sa vision du développement local. La production universitaire est alors instrumentalisée comme arme de stigmatisation qui, sous les dehors gentillets d’un hommage à Ferdinand Lop, insinue sournoisement que le pays est envahi par de nouveaux arrivants qui n’ont de cesse d’imposer à des populations autochtones dépossédées une transformation radicale de celui-ci ! Pourtant, si elle avait vraiment lu nos géographes elle aurait constater qu’ils ne sont pas si catégoriques que cela lorsqu’ils arrivent à leur conclusion : “Les néo-Limousins susceptibles d’être qualifiés strictosensu de gentrifieurs restent globalement minoritaires“ et “les motivations profondes de la plupart des néo-Limousins rencontrés à l’occasion de cette enquête leur interdisent de mettre en oeuvre des pratiques collectives qui seraient de nature exclusive, ségrégative, confiscatoire, etc. Ils ont choisi ce territoire de Millevaches en ce qu’il correspond à leurs représentations idéalisées de la “nature“ et de la société rurale. Consciemment ou non, ils oeuvrent donc au quotidien pour réaliser cet idéal, notamment en cherchant à faire société et ce en harmonie ou cohérence avec l’ensemble de la population locale“, écrivent-ils dans l’étude de 2011. “Cependant, en dépit d’observations concordantes, le processus de gentrification reste beaucoup moins avancé et/ou massif que ce qu’il a pu être observé ailleurs“, complètent-ils dans leur article de 2014. Mais peu importe ! Pour la maire de Gentioux, il faut faire feu de tout bois et la “gentrification“ tombe à pic pour alimenter ce qu’un sociologue appelle la “xénophobie à court rayon d’action“, c’est-à-dire, non vis-à-vis de l’étranger lointain, mais du proche différent, marginal, en rupture ou tout simplement pas totalement homogène à l’image que la maire se fait de la population locale. Les néos sont des gentrificateurs qui veulent coloniser la campagne ? Hier cela donnait : les juifs sont des parasites qui veulent gagner de l’argent sur le dos des bons Français et qui s’infiltrent partout. Et aujourd’hui : les musulmans sont des intégristes qui veulent islamiser la France. Le maniement de ce genre de raisonnements consiste très exactement à ce qu’on appelle jouer avec le feu.
Michel Lulek
La réponse des géographes :
En premier lieu, dès lors que l’on entreprend la critique d’un document de nature scientifique, même si le rapport initial était vulgarisé et dépourvu de cadrage théorique, il conviendrait de consulter la littérature afférente à ce domaine. D’autant plus quand on considère que les travaux en question sont de piètre qualité. En l’occurrence, ce travail bibliographique aurait permis d’avoir une lecture plurielle de la gentrification rurale, bien plus riche que celle retenue dans IPNS, notamment par Christian Vaillant (IPNS n°37 et n°52). Il n’est pas question de proposer ici un état de l’art exhaustif mais rappelons tout de même quelques fondamentaux.
De manière très générale, la gentrification est considérée comme un phénomène urbain faisant référence à l’arrivée de classes sociales plus aisées dans certains quartiers : ce processus entraîne une hausse des prix immobiliers et, en conséquence, une progressive exclusion des populations plus modestes. Pourtant, au moins deux précisions doivent être apportées à cette définition pour mieux comprendre notre choix de parler de gentrification rurale. D’abord, si la gentrification est aujourd’hui surtout étudiée dans les villes, des géographes britanniques ont utilisé ce concept dès les années 1970 pour décrire les effets des installations de nouveaux résidents aisés dans les campagnes anglaises : ils évoquent alors les nouveaux services, les rénovations immobilières, et la progressive emprise des classes moyennes et supérieures sur l’espace rural, qui devient alors quasi inaccessible pour des ménages plus modestes. Depuis, plusieurs dizaines de publications scientifiques ont montré les effets de la gentrification sur des territoires ruraux, ainsi que la diversité de ses manifestations. La deuxième précision, probablement encore plus importante, est que la gentrification n’est pas faite (que) par des méchants riches qui envahissent des quartiers populaires ou des villages ruraux pour chasser les pauvres (IPNS n°37). En effet, si la gentrification est une question de capital, il ne s’agit pas seulement ou pas forcément de capital économique, mais aussi, et peut-être surtout, de capital culturel et social. Dans certaines villes, la gentrification peut être portée par des ménages plus jeunes, plus diplômés, travaillant dans les secteurs de la culture ou du social, et pas nécessairement plus riches. En conséquence, l’appropriation n’est pas forcément matérielle (achats immobiliers, accès au logement impossible pour les populations plus modestes), mais bien souvent symbolique : les nouvelles populations, par leurs modes de vie, par les nouvelles dynamiques sociales et culturelles qu’ils impulsent, par leurs relations renouvelées à l’environnement, par leur engagement politique, peuvent imposer de nouveaux usages et représentation d’un territoire.
En ce sens, il nous semble que le capital social et culturel de ses nouveaux habitants joue un rôle important dans la construction de l’ “aura“ de la Montagne limousine, perçue en tant que territoire innovant, engagé et alternatif. Cela n’implique pas que les anciens habitants ou les populations plus modestes ne puissent plus rester ou s’installer (en dépit de tensions, le marché immobilier de la Montagne limousine est encore loin d’être saturé), mais que des personnes ne se reconnaissant pas dans ces valeurs, dans ces pratiques, dans l’image de la Montagne limousine, pourraient ne plus se sentir à leur place voire se sentir dépossédées du territoire.
Une des critiques portées par Olivier Davigo (IPNS n° 37) au rapport de 2011 était que l’hypothèse d’une gentrification sur la Montagne limousine se base sur un préjugé, celui d’ “une lutte des classes entre non-résidents et natifs, non-résidents dominant, avec tout le poids de culpabilité attachée à cette notion. Préjugé lourd, tout particulièrement dans une région comme le Limousin, historiquement terre de luttes sociales“. Certes, il est difficile de parler d’une gentrification “classique“ sur la Montagne limousine, et nous avons essayé (comme le souligne d’ailleurs Michel Lulek ci-contre), de nuancer la description du processus. Cependant, une différenciation entre nouveaux et anciens habitants apparait évidente sur le territoire (dans les modes de vie et de consommation, les pratiques culturelles, la relation à l’environnement) et cette distinction est régulièrement utilisée par les habitants que nous avons rencontrés. De plus, elle est également mobilisée, de manière plus ou moins explicite, plus ou moins critique, par IPNS (cf entre autres le n° 47). Alors, pourquoi serait-ce un “préjugé lourd“ que de s’interroger sur les inégalités entre nouveaux et anciens habitants et un éventuel processus de gentrification ? Les clivages entre “néo“ et “natifs“ ne sont certes pas la seule clé de lecture d’un territoire. Toutefois, critiquer cette approche en faisant appel au fait que la Montagne limousine est une “terre de luttes sociales“ sous-entend qu’il n’est pas pertinent de se poser la question de la domination et des inégalités entre nouveaux et anciens habitants à une échelle locale, au prétexte que ceux-ci seraient égaux d’un point de vue économique vis-à-vis de pouvoirs “vraiment“ dominants et extérieurs au territoire. Pourtant, sans vouloir nier la complexité sociale dans la Montagne limousine, si la dynamique du “réseau“, avec son partage de valeurs et de préoccupations communes, permet un rapprochement et la compréhension au sein d’un groupe, elle rend aussi difficile l’accès à ceux qui ne possèdent pas ces codes ou ne partagent pas ces valeurs, soient-ils natifs ou nouveaux habitants. De plus, c’est dans IPNS même que, quelques numéro plus tard (n° 52) et toujours en relation à nos travaux, on affirme qu’une occasion de questionnement sur une “évolution politique et idéologique qui est effectivement la traduction d’une mutation sociale et de contradiction de classes, sinon de lutte de classes“ a été gâchée.
À la lecture des différents numéros d’IPNS, il apparaît que les constats relatifs à la dynamique du territoire et aux apports (démographiques, sociaux, économiques) des nouveaux habitants sont pour l’essentiel partagés entre nos travaux et IPNS. Aussi avions nous été interpelés par la véhémence des critiques publiées dans le numéro 37. En particulier lorsqu’il s’agissait de réfuter la place de l’environnement dans les pratiques individuelles et les initiatives politiques sur le territoire (à croire que l’auteur n’est pas un lecteur assidu d’IPNS !) en sus de la notion de gentrification rurale.
Jusqu’à une récente sollicitation, faisant suite à la publication du bulletin municipal de Gentioux du mois d’avril, nous étions restés étonnés qu’aucune des différentes critiques de nos travaux (IPNS n°37 et 52) n’ait donné lieu à une proposition de droit de réponse de la part d’IPNS. De notre côté, nous rappelons que suite à la publication de l’étude en 2011 nous avions organisé trois réunions publiques, une sur chaque terrain d’étude. L’objet de ces réunions était justement de restituer les résultats de l’étude aux habitants du territoire et d’ouvrir le débat afin d’éviter toute simplification ou toute instrumentalisation. Malheureusement, hormis à la réunion publique de Saint-Georges-Nigremont, les membres de l’équipe rédactionnelle d’IPNS brillèrent sinon par leur absence, du moins par leur silence, montrant de facto un relatif désintérêt pour débattre plus avant du contenu avec les auteurs et préférant se positionner dans les numéros suivants d’IPNS dans un franc et massif rejet.
Cependant, le fait indubitablement nouveau et profondément dérangeant est que, de la critique, proposée par IPNS, nous sommes passés à la déformation de la notion et, in extenso, de nos travaux, dans le bulletin municipal de Gentioux. Et cette démarche, à la différence de la mobilisation de défense que peut représenter la réaction de certains rédacteurs d’IPNS à l’égard de nos travaux, relève d’une volonté manifeste de nuire à certains habitants. Or, comme bien souvent, cette manipulation ne résiste pas à une très courte analyse.
En premier lieu sur quelles sources s’appuie l’auteur de cette caricature ? Employer le terme de “gentrificateur“ en lieu et place de celui de gentrifieur démontre à tout le moins une lecture peu attentive des écrits sur la notion. De plus, réduire les néo-ruraux à des populations fuyant la ville pour créer des bureaux à la campagne est non seulement un raccourci, mais également une absurdité. Qu’il s’agisse de la Montagne limousine ou d’autres territoires ruraux, nier les apports des nouvelles populations à ces territoires relève d’un positionnement idéologique aveugle. Ensuite, sous-entendre que la gentrification rurale ne concerne que des urbains s’installant à la campagne est faux : il s’agit d’une rapide simplification, en cela aidée il est vrai par la lecture biaisée répétée ici et là, notamment par les contempteurs de la notion. Enfin, donner à penser que les gentrifieurs cherchent à transformer les campagnes en villes est une assertion fondamentalement opposée à la réalité des faits et correspond à une vision déformée du territoire, à moins de considérer tout lieu de sociabilité comme urbain par nature (les cafés ruraux et autres commerces multi-services pouvant bien souvent s’apparenter à des tiers-lieux sans même le revendiquer).
Dans le n°37 d’IPNS, Olivier Davigo nous prévenait du risque : “l’hypothèse de départ est de nature à apporter de l’eau aux moulins des imbéciles…“. La caricature parue dans le bulletin municipal de Gentioux semble en effet lui donner raison. Reste qu’il serait intéressant de questionner l’éventuel poids des inimitiés locales dans la récupération abusive de cette notion de gentrification. Est-ce un hasard si la notion qui provoque depuis six ans la crispation de certains auteurs réguliers d’IPNS fait aujourd’hui l’objet d’une telle instrumentalisation politique ? Peut-être qu’une position marquée plus par l’ouverture et moins par la défense aurait permis d’éviter d’en arriver là.
Julien Dellier, Frédéric Richard, Greta Tommasi