Si le Plateau de Millevaches se conjugue par ce qu’il n’est pas - il n’est pas une unité administrative, politique, économique (industrielle, artisanale, sylvicole) ou touristique, il ne correspond pas davantage au portrait d’une paysannerie limousine du 19ème siècle telle que l’a décrite Richard Millet. Bien au contraire, loin d’être une tabula rasa, c’est sur cette haute table granitique que des esprits frondeurs se mobilisent pour reconstruire un territoire1. La magnificence des paysages, la richesse des sites culturels attirent le promeneur et le touriste de passage. La reviviscence de ce territoire doit tout autant à des valeurs locales longtemps défendues qu’à ses produits locaux de renommée internationale. Pour saisir ce qui constitue le territoire du Plateau des Millevaches et l’ensemble des transformations qui l’affectent aujourd’hui, force est de revisiter son histoire, les multiples courants de migration et les aspirations des habitants2.
Fortement marquée par des migrations pluriséculaires3, l’identité du Plateau doit beaucoup à ces “premiers travailleurs immigrés“, expression chère à Maurice Agulhon, qui menèrent de grandes luttes politiques et sociales, parfois bien loin de leurs terres natales. Cette conscience politique s’ancre dans l’histoire du Plateau, marquée par la libre-pensée du 19ème siècle, les idées de Jaurès, l’émergence d’une paysannerie rouge4. Avec la révolution industrielle et les migrations saisonnières des maçons, la personnalité rebelle du Plateau s’affirme.
“De Lyon, les maçons ont rapporté la devise des canuts révoltés de 1834, vivre en travaillant, mourir en combattant, devise plusieurs fois relevée dans les rapports de police lors de troubles locaux… Il fut établi un décompte des Limousins arrêtés à Paris après la répression des journées de juin 1848 : 427 dont 309 de l’émigration “maçonnante”. Lors des combats de la Commune de Paris, les pertes humaines furent lourdes pour les Creusois5.
C’est également sur le Plateau que s’exprime, en 1944, la force de résistance du maquis de Guingouin. Ces événements historiques sont encore présents dans les mémoires, notamment autour des manifestations organisées par Armand Gatti en 2006 en hommage à Guingouin. L’histoire politique du Plateau revendique plusieurs autres figures locales6 dont la destinée a croisé l’histoire de la nation : Henri Nanot7, Jehan Mayoux et Martin Nadaud, le plus célèbre des maçons creusois, député social-démocrate en 1849, qui œuvra en faveur des lois sur le droit du travail. Et enfin, Charles Rousseau dont l’engagement politique a impulsé un élan de réflexion et d’action locales dans les années 1970. Aujourd’hui encore, cette impulsion participe pleinement au maintien de l’esprit citoyen qui caractérise les gens du Plateau. Des positions idéologiques partagées autour desquelles se construit une cohésion intellectuelle mue par un faisceau d’énergies et d’ambitions locales attaché au développement du territoire. C’est bien sur le Plateau que l’idéologie se met à l’épreuve du réel, que s’expérimente une pensée alternative : “À l’épreuve du réel, il s’avère qu’une partie des solutions à cette crise passe par des voies locales“8.
Au cours des années 70, de nouveaux résidents s’installent : d’une part des travailleurs turcs et, d’autre part, des néo-ruraux. Rappelons qu’ils ne sont pas les premiers étrangers à gagner les terres limousines car dès les années 1950-60, l’État instaure des aides incitatives à l’installation pour tenter de reconstruire ce territoire enclavé ; ces aides attirent des agriculteurs néerlandais, bretons et normands tant les prix du foncier sont inférieurs à ceux pratiqués dans leurs régions et pays d’origine.
Parmi les migrants des années 70, certains militent en faveur d’une politique d’accueil et d’intégration de nouveaux porteurs de projets, notamment au côté de Charles Rousseau qui n’a de cesse d’investir le terrain aux côtés d’élus locaux proches de la mouvance néo-rurale mus par une réflexion citoyenne sur le devenir de ce Plateau : “Ce n’est pas le tout d’avoir des programmes, ce n’est pas le tout d’avoir des gens qui font des projets, il faut qu’il y ait un peuple qui se lève, il faut qu’il y ait une conscience commune qui se fasse…“9.
L’arrivée de nouveaux migrants, dans les années 80, ne résulte pas d’un mouvement massif comme les précédentes vagues de migration, mais est le fait de personnes motivées, actives et œuvrant dans différentes catégories socioprofessionnelles – les installations sur des exploitations agricoles ne sont plus prédominantes comme dans les années 70. Ces primo-arrivants se révèlent très productifs, créateurs d’entreprises, porteurs de projets mis au service de la collectivité. Ils fondent des associations pour fédérer les habitants du Plateau, partager des savoir-faire, des expériences et redynamiser les réseaux d’interconnaissance. Certains intègrent les conseils municipaux, soutenant toutes les initiatives de projets de développement local marqué par un fort engagement. On retrouve cette culture de résistance séculaire dans des pratiques syndicalistes communautaires notamment dans le domaine agricole, autour des coopérative d’utilisation de matériel agricole (CUMA). C’est au cours des décennies 1970-80 que le développement d’un réseau associatif déjà très actif, conjugué à la détermination d’élus locaux, permet de freiner le déclin démographique et économique.
Depuis peu, quelques migrants diplômés et idéologiquement engagés viennent tenter une expérience de vie à la campagne. L’installation de retraités étrangers croît également, tout comme celle des retraités “retournants“ natifs de la commune, souvent demandeurs de reconnaissance, qui tentent d’investir les conseils municipaux – il est vrai que leurs intérêts divergent souvent de ceux défendus par les municipalités, plus soucieuses d’encourager les reprises d’exploitations et de commerces que de l’aménagement de leur commune. Autres “retournants“, les enfants nés dans les communautés de migrants installées dans les années 70, qui partent étudier en ville et reviennent vivre sur le Plateau.
Bien que le solde migratoire soit positif pour la période 1982-1990, il ne compense pas systématiquement le solde naturel négatif dû à un fort déséquilibre de la structure par âges de la population10. Sur les 2.023 personnes comptabilisées pour le canton de Royère, quels que soient leur lieu de naissance et la catégorie socioprofessionnelle à laquelle elles appartiennent, on note que 48,6% d’entre elles sont nées hors du département, ce qui est très important. La part des retraités (31,1% à 40%) par rapport aux actifs avec ou sans emploi (35,7% à 43,9%) est également forte.
Ces vagues d’immigration doivent également à l’esprit des lieux, aux valeurs d’accueil et de résistance comme l’illustrent les nombreuses activités organisées par et pour les gens du Plateau. Rappelons que les mesures prises par le Conseil Régional ont été largement devancées et soutenues par des personnalités fortes et de nombreuses initiatives de collectifs locaux qui ont initié ce mouvement en faisant preuve d’un réel engagement politique en faveur du développement local. C’est ainsi qu’entre 1990-2001, les entreprises nouvellement installées dans la région ont créé 804 emplois salariés - soit une progression de 45% des effectifs des salariés ! Malgré cette hausse remarquable, l’effectif salarié moyen par entreprise artisanale sur le Plateau reste plus faible (1,7%) que sur la région (2,1%). Si le Millevaches a perdu des actifs ayant un emploi (4%) entre 1990-1999, l’artisanat a vu les siens progresser sur la même période (23%). Le Plateau de Millevaches regroupe 10% des entreprises artisanales du Limousin (1.476 entreprises artisanales soit 2.577 salariés) et l’artisanat y représente 26% de la population active, pourcentage supérieur à la moyenne régionale (18,5%).
Encore aujourd’hui, le Plateau apparaît comme un territoire de résistances tant aux politiques libérales, au pessimisme ambiant, au fatalisme qu’aux pensées politiquement correctes. On y milite pour un “mieux-vivre autrement“, on manifeste, on pétitionne en faveur du maintien des services publics. On rentre en résistance et organise des débats.
Pour renforcer cet élan de reconstruction du territoire, le projet d’un Parc sur le Plateau de Millevaches est évoqué par la Délégation à l’Aménagement du Territoire à l’Action Régionale (DATAR) dès 1967, date de la création des Parcs naturels régionaux. Les premières ébauches de charte sont élaborées au début des années 1970. De cette réflexion sur le développement de pays naît le Syndicat Mixte de Millevaches en Limousin (SMML) en 1996, structure interdépartementale, qui se saisit du projet de Parc et parvient à bénéficier du programme européen Leader avant même la création du PNR le 22 mai 2004, véritable acte de reconnaissance institutionnelle d’une dynamique locale qui fait exister un vaste territoire à cheval sur 3 départements. Preuve de cette tentation d’écartèlement, 5 projets de pays ont été à l’étude pour la seule zone de Millevaches.
Le territoire du Parc, à cheval sur 5 pays, ne correspond pas à l’unité géomorphologique du Plateau mais à la superficie des 113 communes adhérentes. L’un des axes majeurs de la Charte repose sur les politiques d’accueil et le développement local, et les programmes s’organisent autour de plusieurs thématiques : l’aide à l’installation professionnelle, le maintien des services et commerces de proximité, l’appui aux animations culturelles, l’amélioration de la structuration foncière et la mise en valeur des paysages.
Ce rapide portrait du Plateau permet d’identifier les éléments fédérateurs, les marqueurs identitaires, les idéaux autour desquels s’agrègent les dynamiques en faveur de la reconstruction de ce lieu, participant “à faire territoire“. Mais cette mise en scène est-elle aussi lisse et univoque que cette esquisse pourrait le suggérer ?
Un patrimoine naturel valorisé touristiquement
Faire la promotion touristique d’un territoire frappé pendant des siècles par un exode massif et aujourd’hui classé en “zone de revitalisation rurale“, n’est pas une entreprise aisée. Les plaquettes touristiques consacrées au Limousin vantent la richesse des paysages du Plateau, la variété de ses milieux naturels qui lui ont valu son inscription en “zone de protection spéciale“ (ZPS) ; les espèces limousines ovine et bovine, exportées dans le monde entier, y sont rarement évoquées comme produits de terroir sinon en termes gastronomiques.
Des productions artisanales internationalement reconnues
Au-delà de ce patrimoine naturel, l’image touristique du Plateau est essentiellement construite sur l’exploitation traditionnelle de la laine et la production artisanale de la tapisserie de Felletin puis d’Aubusson. La longévité des productions de luxe en tapisserie de basse-lisse est internationalement connue. Le bâti, en tant que marqueur identitaire, est valorisé à travers les savoir-faire des maçons creusois auquel une association rend hommage par le biais de publications et visites programmées tout au long de l’année.
Un patrimoine immatériel, terreau pour la reconstruction du territoire
Loin de se résumer à ces éléments du patrimoine matériel naturel et culturel traditionnel (artisanat d’art, patrimoine bâti), le patrimoine du Plateau inclut des activités culturelles, artistiques (résidences d’artistes, spectacles, expositions, festivals). Ces manifestations sont le fruit d’une dynamique locale qui s’enrichit très largement de l’ailleurs pour produire une culture métissée sans cesse renouvelée. Elles ne se revendiquent ni du folklore, ni de la sauvegarde de la culture locale mais plutôt d’un métissage culturel et d’une tradition qui se réinvente au quotidien et qui se fonde sur des valeurs communes.
Si les éléments du patrimoine matériel sont localement affichés, l’histoire politique locale a servi de terreau à des valeurs idéologiques (l’esprit d’accueil, de résistance) mises au service de la reconstruction du Plateau. C’est précisément ces idéaux, véritable patrimoine immatériel qui, à travers ces manifestations, participent à nourrir une cohésion intellectuelle mue par des engagements politiques, des positions idéologiques partagées par une bonne partie de la population.
Ainsi le Plateau de Millevaches est un Janus à deux visages. Une première face, donnée à voir au promeneur de passage, est construite sur un patrimoine matériel naturel et culturel, des savoir-faire artisanaux. Revendiquée par une partie de la population, cette mise en scène du territoire est complétée par une seconde face, produite par et aussi pour les habitants, qui ne se donne pas à voir immédiatement bien qu’elle transparaisse dans les initiatives locales tant culturelles que sociales. Plus idéologique, elle est façonnée par l’histoire marquée par un esprit de résistance, une tradition d’accueil, une réflexion collective sur la démocratie participative. Ce patrimoine immatériel fermenté localement alimente des actions qui dépassent largement les frontières du Plateau mais participe à la construction sociale permanente du Plateau.
Sophie Bobbé
1 Pour une réflexion d’ordres sociologique et anthropologique sur la notion de territoire, cf. Ethnologie française. – Territoires en questions, Pierre Alphandéry, Martine Bergues (eds), janv.-mars, 2004.
2 Cet article est extrait d’une étude menée en 2007 : “Circulations culturelles, nouvelles sociabilités, nouveaux usages du patrimoine. Revisiter les territoires ruraux aujourd’hui“ en collaboration avec M. Perrot, C. Boujot, Ministère de la Culture et de la Communication, Dir de l’Architecture et du Patrimoine, Mission à l’Ethnologie.
3 Marie-France Houdart-Morizot, Paysans du Limousin, 1994, Ed. Horvath
4 Sur le Massif central, on trouve le même découpage sur le plan de la pratique religieuse que sur le plan politique. Le Massif central est divisé : le vote paysan aux élections législatives de janvier 1956 rend la rupture entre l’Est et le Centre conservateurs (Aveyron, Lozère, Cantal, Haute-Loire, Loire, Puy-de-Dôme), et l’ouest votant à gauche (Lot et Limousin). Cf. Histoire de la France rurale, Georges Duby, Armand Wallon [dir], Paris, Seuil, tome 4, 1975.
5 Ibidem.
6 IPNS leur a consacré un dossier spécial “Figures du Limousin rebelle“, n°10, 2004.
7 Auteur de Scènes de la vie du maquis. Voir aussi René Rougerie, 1988, Henri Nanot, un amour fou de la liberté, Souny.
8 Pierre Maclouf, Xavier Lambours, Figures du Limousin, Limoges, Ed Herscher/Lucien Souny, 1986.
9 Propos de Charles Rousseau cité par Samuel Deléron, Michel Lulek, Guy Pineau, Télé Millevaches. La télévision… qui se mêle de ceux qui la regarde, Ed. Repas, Valence, 2006.
10 Au cours de cette période, on compte plus de 3.000 arrivants (dont 40% sont célibataires chez les hommes, 25% veuves et près de 20% sont chômeurs), cf. INSEE, Les plateaux limousins. – Le plateau de Millevaches : les migrations 1982-1990, novembre 1992.