Au début du vingt-et-unième siècle, la France compte un peu plus de 36 000 municipalités, ce qui lui vaut d’avoir la trame administrative la plus morcelée parmi les grands pays d’Europe. Dans les régions de faibles densités de population, de nombreuses communes ne comptent que très peu d’habitants, à tel point que lors du recensement de 1999, plus d’un millier d’entre elles n’atteignaient pas la cinquantaine de résidents permanents.
A première vue, l’existence et le contenu de ces entités apparaissent en décalage complet par rapport aux exigences actuelles des territoires ruraux. En effet, ces derniers ont connu, au fil du vingtième siècle, un bouleversement profond dont les grandes lignes sont la fin d’une société locale dominée par les petits exploitants agricoles, une diversification importante des populations et de leurs activités, ainsi qu’un renforcement progressif des influences métropolitaines, entraînant globalement une croissance des campagnes périurbaines et une érosion démographique souvent considérable dans les espaces les plus éloignés des grands centres urbains. En matière de gouvernance territoriale, les besoins des populations contemporaines des espaces ruraux dépassent largement le cadre communal, et semblent se retrouver plus volontiers, depuis quelques décennies, dans les périmètres émergents que sont les communautés de communes, les pays, les parcs naturels régionaux…
Dans ce contexte, la très petite commune, avec ses quelques dizaines d’habitants, apparaît a priori comme un héritage dépassé, tourné vers le passé, et dont l’avenir ne pourrait être que symbolique, tant les actes de la vie quotidienne des individus sont de plus en plus déconnectés de ce périmètre municipal. Pourtant, malgré les nombreuses voix qui dénoncent l’obsolescence de notre système et réclament une rationalisation de la trame administrative, l’institution révolutionnaire persiste, et les réformes successives ne parviennent pas à simplifier son organisation. S’intéresser à la très petite commune aujourd’hui, et, s’il le faut, la défendre, nous inscrit de plain-pied dans le paradoxe de la rencontre entre un héritage dépassé et une société renouvelée.
Des recherches menées ces dernières années ont montré que les dynamiques des localités de moins de cinquante habitants relèvent d’une double influence : d’une part, celle de leur environnement régional, d’autre part, celle liée à leur faiblesse démographique. En matière de contexte territorial, les espaces ruraux français sont aujourd’hui très dépendants de leur position par rapport aux aires d’influence des villes voisines, et plus encore des métropoles de la région considérée. La plupart des indicateurs pris en compte dans nos analyses (structure et évolution démographique, résidences secondaires, structure de l’électorat, revenus des ménages, etc.) soutiennent cette orientation. La faiblesse démographique peut évidemment, de manière ponctuelle, accentuer des tendances régionales, mais aussi les contredire, dans d’autres situations.
Mais au-delà des dynamiques contemporaines, les héritages eux-mêmes diffèrent d’une région à l’autre. Si, notamment dans les massifs montagneux de la moitié sud du pays, de nombreux villages aujourd’hui très dépeuplés comptaient autrefois plusieurs centaines d’habitants, d’autres localités, surtout dans le nord et l’est du pays, n’ont jamais atteint la centaine de résidents, y compris au plus fort de leur peuplement. Cette variabilité d’évolution se traduit concrètement dans l’importance relative du patrimoine contemporain : nombre de logements, de résidences secondaires, taille des bâtiments publics… Elle influe également sur l’expérience de gestion locale d’une entité aussi faiblement peuplée : une commune qui n’a jamais eu d’école, ni même, parfois, d’église et de cimetière, a fortiori de commerce ou d’équipement de base, ne rencontre pas le même sentiment de crise que celle qui a tout perdu au cours des dernières décennies.
Entre un besoin de rationalisation, nécessaire à l’amélioration des équipements publics, et une proximité des citoyens, indispensable à une bonne gouvernance locale, l’équation s’avère difficile à résoudre. Depuis les années 1990, le développement des structures intercommunales a souvent permis d’aboutir à un certain équilibre entre ces deux impératifs, avec un transfert des compétences les plus difficiles à assumer par une petite municipalité, tandis que cette dernière conserve une représentation et un certain pouvoir de décision sur l’aménagement de son espace. Malgré tout, des problèmes demeurent : les délimitations des nouveaux périmètres sont parfois difficiles sur les marges, des divergences d’intérêts entre le centre et la périphérie peuvent porter préjudice à la très petite commune. Ainsi, en 2008, le taux d’appartenance des entités de moins de cinquante habitants à un groupement fiscalisé restait inférieur à celui de l’ensemble des municipalités françaises (80 % contre 90 %).
Même si elle est peu mise en avant dans les rapports gouvernementaux, la question identitaire doit être considérée comme un élément fondamental dans la lecture des politiques locales dans des entités très peu peuplées. L’attachement des individus à leur localité est en effet un des moteurs de leur valorisation, qui se traduit aussi dans une volonté de développement ou de préservation, selon les circonstances. On peut ajouter à cela le rôle des singularités de la gestion politique locale, lorsque le nombre d’électeurs inscrits ne dépasse pas quelques dizaines, et que la majorité des familles sont représentées au conseil municipal. Les détracteurs de ces cas extrêmes diront que l’absence d’un choix suffisant lors des élections limite leur intérêt démocratique, mais ne peut-on pas affirmer, au contraire, que l’implication plus ou moins forcée de toutes les couches de la population serait un gage de contrôle direct du territoire par ses citoyens ?
Communes du PNR de moins de 50 habitants : Alleyrat, l'Eglise-aux-bois, Meyrignac-l'Eglise, Toy-Viam, Beissat, Malleret, La-Villedieu, Surdoux.
En pratique, depuis une vingtaine d’années, la population des espaces ruraux connaît globalement une nouvelle croissance, et le nombre de communes de moins de cinquante habitants tend à diminuer. Alors que jusqu’à la fin du vingtième siècle, cet effectif ne cessait d’augmenter, cette évolution traduit, dans de nombreux cas, une certaine stabilisation, comme si un palier avait été atteint. En fonction de la variété des environnements territoriaux, la stabilisation relève, tantôt d’un équilibre fragile (lutte active contre une poursuite du dépeuplement dans le cadre d’un exode rural en cours de tarissement), tantôt d’une situation d’inertie (régions agricoles ayant atteint un niveau de viabilité satisfaisant) ou encore, dans certaines zones périurbaines, d’une “inertie dynamique“ dans la mesure où les acteurs locaux sont amenés à défendre la non-extension de leur localité face à une pression urbaine jugée menaçante.
Les derniers rapports gouvernementaux ayant traité de la question municipale (commissions Attali en 2008, Balladur en 2009) intègrent la nécessité de maintenir la trame communale en l’état, préférant renforcer les pouvoirs de l’intercommunalité. Cette position pose plusieurs interrogations :
Pour conclure, on peut retenir que les très petites communes ne sont pas menacées, à moyen terme, sur un plan formel. Il est en effet peu probable qu’elles soient supprimées d’autorité, comme cela fut fait dans certains pays d’Europe du Nord. En revanche, la question de l’évolution de leurs compétences (et de leur capacité à les traiter) reste ouverte. D’une manière générale, un bon géographe n’aura de cesse de souligner l’importance de considérer les particularismes locaux au cas par cas, et de se garder de toute généralisation hâtive : chacune des 36 000 municipalités françaises est forte de ses problématiques singulières.
Jean Baptiste Grison